
L'écrivain israélien Aharon Appelfeld a quitté ce monde tumultueux le 4 janvier 2018. Il était né en 1932 à Czernowitz en Bucovine, territoire partagé entre l’Ukraine et la Roumanie, tragiquement ballotté par l’Histoire. Son œuvre est forte d'une quarantaine d'ouvrages, pour près de la moitié traduits en français. Ce rescapé de la Shoah a vu disparaître ses parents et grands-parents, s'est évadé d'un camp de concentration – où a péri son père, sa mère ayant été exécutée précédemment −, a erré quatre années durant dans les forêts d'Ukraine, menant une vie marginale et de banditisme, en fait une survie, jusqu’à l’âge de 14 ans, avant d’être recueilli par l’organisation sioniste Aliyat Hanoar / Alya des Jeunes, et de trouver refuge en Palestine. Témoin aux premières loges de la destruction du shtetl et du génocide juif, il a parfois été considéré comme « l’écrivain de la Shoah », ce dont il refusait le caractère restrictif. Et puis, comment peut-on se dire écrivain de la Shoah, comment écrire et dire l'indicible ? « La réalité de l'holocauste a dépassé tout ce que l'on peut imaginer. Si je rapportais fidèlement les faits, personne ne me croirait », confiait-il à Philip Roth (Philip Roth, Opération Shylock, p. 95).
En effet, il n'a jamais souhaité écrire un témoignage sur la Shoah, bien que la persécution contre les Juifs soit au cœur de son œuvre, et a toujours affirmé vouloir être l'écrivain de l'âme juive en pareille circonstance. On ne trouvera donc pas, dans cette œuvre foisonnante, de véritable description de camps, de réels témoignages sur la survie ou la vie difficile des déportés, mais seulement l'étude approfondie de l'esprit de l'homme – en l'occurrence, ici, presque toujours d'un enfant, garçon ou fille, comme la malheureuse Tsili, qui est et n’est pas lui, se débattant dans la fuite jusqu'au salut final. C'est ce qu'il a appelé, dans Histoire d’une vie, sa « légende intime » (p. 117). Il y a néanmoins, des efflorescences de cette période douloureuse : sa mère a été abattue, le père et le fils, déportés, sont contraints par leurs tortionnaires aux « marches de la mort ». Force est pour le mémorialiste d'en parler, mais en ramenant l'immense catastrophe à la dimension d'un enfant qui a froid aux pieds et que le père réchauffe : « Nous pataugeons depuis des jours sur des routes boueuses, une longue colonne encadrée par des soldats roumains et ukrainiens qui nous frappent avec leurs matraques et nous tirent dessus… La nuit, lorsque la colonne se fige, papa me sort de la boue pour essuyer mes jambes avec son manteau. J'ai perdu mes chaussures depuis longtemps et j'enfouis un instant les pieds contre son ventre. La légère chaleur me fait si mal que je me dépêche de ressortir mes pieds… Tandis que le ciel est encore obscur, les soldats réveillent la colonne à coups de matraques et de tirs… La boue est profonde et je ne sens pas le fond. Je suis encore à moitié endormi, la peur est sourde. ''J'ai mal !'' crié-je » (Histoire d'une vie, p. 103).
Aharon Appelfeld avait l’allemand comme langue maternelle, et a toujours distingué la langue de sa mère du parler des bourreaux nazis : non, disait-il, si les mots semblent pareils, ce n'est pas la même langue. La langue de sa mère reste présente à son esprit, ainsi qu'il le dit si finement : « Si je parviens à écrire un jour – note-t-il dans Le garçon qui voulait dormir –, je mêlerai la musique intérieure de ma mère à mon écriture » (p. 260) – de là, cette impression d’écriture matricielle. Le yiddish était la langue de ses grands-parents et Aharon ne l'a jamais oublié. Il a baigné tout à la fois dans la langue yiddish et dans la profonde religiosité de ses grands-parents. Mais le problème majeur auquel il s'est heurté en débarquant en 1946 à Haïfa, c'est qu'il a dû changer de langue, apprenant avec difficulté l'hébreu, sans oblitérer, néanmoins, ses langues maternelles, l'allemand et le yiddish. D'ailleurs, à l'université il s'inscrira à des cours de yiddish, et aujourd'hui, en Israël, la langue du shtetl, principalement dans les communautés ultrareligieuses (haredim), est des plus vivaces : on croyait le yiddish langue morte ou agonisante, et voilà qu'actuellement elle connaît une belle renaissance et que l’immense littérature yiddish renaît de ses cendres, avec notamment en France les éditions de l’Antilope qui ont inscrit à leur catalogue de magnifiques fleurons du Yiddishland. À tous ces idiomes s'ajoutait le ruthène, la langue des Ukrainiens, qu'il avait apprise avec la domestique de ses parents et qui lui servira à donner le change dans sa fuite en se faisant passer, blond comme il l'était, pour un petit orphelin ukrainien ; et aussi le roumain qui était la langue officielle depuis que la Bucovine était passée sous juridiction roumaine (cf. Carol Iancu, La Shoah en Roumanie, Presses universitaires de la Méditerranée, 2001). « Sans langue, tout n'est que chaos, confusion et peurs infondées. À cette époque, la plupart des enfants autour de moi bégayaient… Sans langue, le caractère nu est dévoilé… Sans langue maternelle, l'homme est infirme », écrit-il dans Histoire d'une vie (p. 118).
D’où l’importance qu’Appelfeld accorde à la langue, au point qu’il n’est pas un seul roman où il n’en parle. Et, pour finir, l'hébreu, que l'enfant – il a alors 14 ans – doit apprendre à son arrivée en Palestine, avec obligation d'oublier toutes ces autres langues. Car sont déclarés assour en Israël les parlers de là-bas, verboten l’allemand, farbotn le yiddish. Apprentissage douloureux, avant que cette langue inédite ne soit apprivoisée par celui qui avait l'amour de la Torah : « Dès mon arrivée, j'avais haï tous ceux qui m'imposaient de parler hébreu, et à présent, avec la mort de ma langue maternelle, mon hostilité à leur égard avait augmenté… Ce que j'avais possédé – les parents, la maison et ma langue maternelle – m'était perdu pour toujours, et cette langue qui promettait d'être une langue maternelle n'était rien d'autre qu'une mère adoptive » (Histoire d'une vie, p. 122).
Toute son œuvre, largement autobiographique, est vouée à la mémoire des siens. Pour lui, celui qui ne s'enracine pas dans sa « tribu » n'est pas digne d'être un écrivain. Mais la mémoire n’est rien sans l’écriture, et le jeune Aharon qui, au départ n’écrivait que des poèmes, ballotté et meurtri par la vie, orphelin en bas âge, a tenu, dès lors qu’une certaine stabilité lui était garantie, à mettre au propre cette précieuse mémoire : « Maintenant mon travail consiste à écrire… Parfois ma vie m’apparaît comme des morceaux épars et parfois, comme un enchaînement de faits. L’écriture fait surgir miraculeusement les gens et les lieux que je n’ai pas vus depuis des années. Parfois je suis chez mes parents et parfois plus loin encore, chez mes grands-parents dans les Carpates. Imperceptiblement j’entrelace les fils du passé lointain et proche. Et il arrive que des lieux où je n’ai jamais été soient plus lumineux pour moi que le lieu où je vis aujourd’hui » (Et la fureur ne s’est pas encore tue, p. 270).
Le judaïsme est fort présent dans cette œuvre, moins sous la forme d'une assiduité synagogale, qu'à travers des rites et des lectures qui le rattachent à sa famille disparue. Une intense spiritualité se dégage d'une œuvre nourrie de la Bible, également influencée par Gershom Scholem, exégète de la Kabbale, et par la philosophie de Martin Buber ou le hassidisme. La bonté d'un vieil homme et d'un sage, qui a connu le pire et l'a surmonté, imprègne ses écrits. Plus qu'aucun autre, il a incarné l'intellectuel israélien et juif, à l'écart des mouvements, des partis et des polémiques. Mémoire, piété, humanisme et émotion sont les maîtres mots de son œuvre.
Son écriture, fortement inspirée par celle de la Bible – sa lecture quotidienne, a-t-il prétendu, fut son meilleur apprentissage de l'hébreu – est faite de retenue, d'économie des moyens, de non-dits et de silences : en quelques mots Appelfeld dit plus qu'en plusieurs paragraphes. À cet égard, on l'a comparé à Kafka. Un exemple : la découverte des fraises par le petit Aharon − qui s'appelait alors Erwin −, ces fruits merveilleux appelés en allemand erdbeeren, et qui sont précisément des fraises des bois, ce mot qu'il fait fondre dans sa bouche ; au tout début de sa mémoire, une paysanne ruthène passe dans la rue la tête couronnée d'un panier de fraises, la mère prononce ce mot magique, erdbeeren, le père descend acheter tout le panier et, deux pages durant, le fils s'extasie sur cette saveur si délicieuse : « les fruits sont petits, rouges, et exhalent le parfum de la forêt… Je suis si heureux, je m'étouffe de bonheur » (Histoire d'une vie, p. 14). Et soudain cette récurrence : des fraises des bois, qui sentent la forêt, mais voilà, tout s'est écroulé, la mère est morte, le père oublié dans le camp de concentration d'où l'enfant, qui a dix ans, s'est évadé, lui qui erre à travers bois : « Dans la forêt personne ne meurt de faim... Voici un plant de fraises des bois » (Histoire d'une vie, p. 62). On peut dire que ces fraises, ces erdbeeren, qu'on retrouve encore dans maints autres textes d'Appelfeld sont sa madeleine de Proust, le levier de sa mémoire, ce qui fait remonter tous ces souvenirs si douloureux et qui, pourtant, car c'est toujours un enfant qui parle, laissent un bon goût dans la bouche.
Chaque livre d’Aharon Appelfeld renvoie à sa mémoire d’enfant né en Bucovine, dans l’illustre cité de Czernowitz (qui fut aussi la patrie de Paul Celan, qu’il connut enfant) et ses milliers de Juifs, décimés par la hargne nazie. Nous savons tout, dans le flot romanesque de Histoire d’une vie, de La chambre de Mariana, de Tsili (qui est aussi le beau film qu’Amos Gitaï a tiré en 2014) et de L’amour soudain, de la fuite salvatrice de l’adolescent, échappant aux rafles, recueilli par une fille de joie, reclus dans une cave ou au fond d’une chambre, puis, après un détour dans l’Armée rouge, et la traversée du Sud de l’Europe et l’Italie, s’embarquant à Naples pour Haïfa et devenir, à l’Indépendance en 1948, un Israélien parlant et écrivant l’hébreu. Nous savons tout de son âme sensible, de sa soif d’amour, du poids des larmes et de l’immense modestie de celui qui a toujours considéré sa survie comme un miracle. En lisant Le garçon qui voulait dormir, nous découvrons un récit qui rétablit la chronologie des récits qui furent écrits avant, car il nous parle de l’écrivain advenu : à la dernière page du roman, celui qui a enfin apprivoisé la langue hébraïque, l’ivrit, en trahissant malgré lui la langue de sa mère mais non son souvenir, va pouvoir enfin entreprendre son œuvre, et c’est la foule de romans ou de récits, et une centaine de nouvelles, guère connues en traduction jusqu’ici. Michèle Tauber, dans Aharon Appelfeld, Cent ans de solitude juive (Le bord de l’eau, 2015), définit ainsi le style d’Aharon Appelfeld : « Appelfeld modèle l’hébreu à son gré et y façonne des langages littéraires nouveaux : il se fait sculpteur de la langue dans ses pleins mais surtout dans ses manques. Fasciné par la sobriété et la retenue de la langue biblique, il développe un langage dépouillé à l’extrême mais doué d’une musique intérieure et d’une palette picturale aux sonorités et aux nuances inédites » (p. 11).
Mais Appelfeld lui-même a pris grand soin de se définir et d'évoquer son style particulier, son esthétique. Et c'est, dans L'amour soudain, la réflexion d'un vieil homme qui va mourir et jette un regard en arrière sur son parcours, sur son œuvre, et en définit l’esthétique : « À présent il n'emploie que des mots à l'intérieur desquels on peut voir, des mots qui n'ont pas un double sens, que l'on peut poser comme une tranche de pain ou un pot de lait… Il se voit assis en train d'écrire… : le choix des mots…, l'économie des descriptions et des enjolivures, l'ascèse des explications et interprétations, l'absence d'allusions sur l'apparence ; simplicité, droiture… un silence entre les phrases, entre les mots » (p.204-205).
D’où l’intérêt tout particulier du récit Le Garçon qui voulait dormir, l’histoire d’un enfant qui ne peut s’empêcher de dormir, avec tout le poids d’émotion qui saisit le lecteur au fil des pages où l’écriture littéralement se fait et s’écoule sous ses yeux. Mais pourquoi ce titre quelque peu énigmatique ? Lorsqu’on a un cauchemar dans son sommeil, que fait-on ? Eh bien on se réveille. Mais lorsque la vie est un cauchemar, que peut-on faire ? Dormir, fuir dans le sommeil : « Je fermais les yeux, porté par les vagues de l'obscurité. Je tanguais tantôt sur des rails, tantôt dans des camions, parfois sur une carriole surchargée de réfugiés » (p. 221).
C’est ce que fait l’enfant dès lors que sa maison s’est écroulée et ses parents ont disparu en déportation, qu’il se retrouve seul et à la merci de tous les dangers, fuyant et se cachant, et, le plus possible, où qu’il se trouve, dormant. Et cela va durer encore en terre juive et protégée : « Depuis la fin de la guerre, j'étais plongé dans un sommeil continu »(p.7), écrit-il. Voilà : il apprend l’hébreu, il se fond dans son groupe, il s’assimile, mais en même temps il jette un regard en arrière, vers les siens disparus et ce monde qui n’est plus, et, tout en apprenant l’hébreu, il rêve en yiddish. Alors, le sommeil est façon pour lui de retrouver encore un peu sa famille, son pays natal, et de dire adieu à son enfance, si heureuse, au milieu d’une mère attentive et aimante, et d’un père qui voulait être écrivain. Le jeune homme entend les prolonger, c’est pourquoi il les consulte encore, les visite dans ses rêves, certes, et finira ainsi à reconstituer son être et réaliser le destin de son père en devenant l’écrivain que ce dernier ne put être.
Par parenthèse, le rêve, sur lequel Freud a tout dit, est une constante de l’écriture ou de la représentation en Israël. Certes, depuis Joseph dans sa prison égyptienne, et avant lui, son père Jacob rêvant de l’échelle unissant le ciel et la terre. Ainsi le film Kikar ha’halomot / La place des rêves. Qu’on songe aussi à l’admirable feuilleton télévisé Shtisel où les personnages ne cessent de rêver, de revoir leurs morts, de parler avec eux, voire de les consulter, et d’éclairer ainsi la difficile trajectoire de leur existence. De même Appelfeld dans ses récits, notamment chez cet enfant qui ne cesse de converser avec sa mère, depuis si longtemps disparue. Ce récit de l’enfant endormi voit l’avènement d’une langue et d’un être : l’hébreu, dont Appelfeld suggère l’apprentissage difficile : « J'étais assis à mon bureau et j'assemblais des mots aussi durs que du métal, mais j'arrivais à les mouvoir après les avoir pesés un par un. Je peinais, les muscles tendus, sans renoncer à former des phrases » (p. 224).
Sa méthode tient dans la copie : inlassablement, il récrit la Torah, les Psaumes, les récits bibliques, la « ligature d’Isaac … sombre labyrinthe qui ouvre sur de sombres labyrinthes » (p. 177), sachant que ce n’est qu’en mettant ses pas dans ceux de la langue archaïque, la « sainte langue », lengua sagrada disait Cervantès, qu’il trouvera sa voie. Sa voix : le voilà rédigeant sa première phrase hébraïque : « Les changements viendront, imperceptiblement » (p. 234). Il est comme l'archéologue fouillant les sables, sauf que c'est l'écriture du goy kaddosh, du peuple saint qu'il scrute : « Je ne recopiais pas un texte mais mettais au jour des vestiges, je grattais la terre et soudain, comme dans un mirage, une fiole ornée de lettres hébraïques surgissait devant moi » (p. 192). Dès lors, le cocon se perce, la chrysalide se fraie chemin, les ailes se déploient, et le néophyte constate en levant sa plume : « L’hébreu s’est détaché des livres pour entrer dans la vie » (p. 218). Le jour se lève…
Le coup de génie du romancier est d’avoir fait de son Erwin, qui va devenir Aharon en foulant le sol de la Palestine mandataire, un « héros » de la guerre de libération. En fait, un héros entre guillemets, car à peine est-il lâché sur le champ de bataille qu’il est fauché et se retrouve pendant de longues années entravé de jambes et apprenant à guérir de ses blessures au prix de multiples opérations, réapprenant à marcher, jusqu’à rejeter ses béquilles et évoluer en homme libéré. Magnifique métaphore, et qui dit si bien à quoi ressemblait ce jeune homme qui, rescapé des camps et de la mort, devait l’affronter à nouveau sur cette terre qui lui était échue : certains ne le supporteront pas, comme cet ami Marc, refusant d’abdiquer son identité et refusant aussi ce combat pour éluder la mort que les autres lui donneront, ce pourquoi il met fin à ses jours, et le narrateur inscrit sur la plage de sa conscience la seule phrase qu’un rescapé pouvait formuler : « La mort est un des visages de la vie (p. 149). Anticipant la pensée profonde d’un François Cheng dans Cinq méditations sur la mort. Autrement dit sur la vie (Albin Michel, 2013). N’est-ce pas, en effet, l’emblème de ce pays menacé en permanence où la mort s’inscrit, plus qu’ailleurs, sur la face de la vie ? Mais aussi le pays où la vie efface sur le sable le visage de la mort… Car il n’est d’autre alternative au peuple juif : « Un peuple sans terre est un peuple souffrant » (p.39), écrit Appelfeld au comble de la lucidité. Et cette terre-là, efface toute souffrance, toute forfaiture de l’Histoire, en mettant un terme à l’incertitude séculaire. Fasse qu’un jour ses voisins, toujours menaçants, sachent l’admettre, et accepter le prix de la paix qui n’est jamais qu’une embrassade et quelques larmes !
Et enfin, cette phrase qui justifie et le sommeil de l'enfant et la logique de ce livre de grande lucidité sur le destin juif : « Ton sommeil témoignait que tu étais en contact avec des gouffres où tu puisais ta vitalité » (p. 208). Oui, sans sommeil, sans ces rêves où il voit défiler sa vie et les tourments du temps de la Shoah, Erwin devenu Aharon n'aurait pu accéder à l'écriture.
En définitive, ce roman, qui rejoint tous les autres – car Appelfeld n'a jamais écrit qu'un seul livre sous diverses faces et divers titres – est une injonction morale, une justification de l’Histoire, un plaidoyer pour son « foyer juif » et une leçon d’écriture. Se déroulant, comme toujours avec fluidité, simplicité ou dépouillement, économie de moyens à l'image de l'écriture biblique qui va toujours à l'essentiel, mais aussi subtilité, car comme dans la Torah, les mots ont bien plus de sens et de portée qu'on ne le croit au premier abord, bref bonheur d’écriture. Chaque récit d'Appelfeld étant assez court, dans son écriture châtiée et économe, on ne peut jamais entreprendre sa lecture sans aller jusqu'au bout. Cet Aharon, on le suivra partout dans ses périples et son nomadisme sans jamais lui lâcher la main. Aussi bien dans sa fuite à travers champs et forêts, qu’on trouve dans presque tous ses récits, que dans la vie rêvée et heureuse de son enfance, qu’on trouve notamment dans Badenheim ou dans Le temps des prodiges ; et aussi sa participation au combat lorsque l’adolescent se trouve embrigadé dans l’Armée rouge en Ukraine, dans Les Partisans. On retiendra aussi, notamment dans La chambre de Mariana, l‘étrange sauvetage du jeune Juif recueilli par une prostituée qui le cache dans l’arrière-chambre : comment ne pas penser ici à l’armoire secrète d’Anna Franck à Amsterdam, ou au beau récit La cache de Christophe Boltanski (Stock 2015) ? Comment ne pas penser aux astucieuses et improbables cachettes des Juifs du ghetto de Cracovie dans l’extraordinaire film de Steven Spielberg, La liste de Schindler ? Cette fille de joie le protège, l’aide à fuir et lui apporte toute la tendresse dont est demandeur l’orphelin. Avec une sorte d’optimisme forcené qui lui permet de survivre, en usant de son intelligence et de ses ruses d’enfant : « La mort n’est pas une fin » (p. 96), lance-t-il dans Katerina, cet admirable récit de la chrétienne enjuivée qui veut faire circoncire son fils, phrase qui est à la mesure de sa spiritualité. Tout comme Mariana, la prostituée ukrainienne et chrétienne, est capable, au spectacle de la nature où elle émerge avec son jeune reclus juif, une fois l’alerte passée, de s’écrier – et l’on croirait entendre quelque prophète d’Israël : « Tout ce que nous voyons et entendons est Dieu…, car Dieu réside partout, jusque dans le plus petit brin d’herbe » (p.258). Et on le suit dans la jubilation, dans la jouissance d'une écriture qui, sauvant son auteur du désespoir, alors même qu'il faisait défiler dans sa tête tous les cauchemars de son enfance, lui a apporté enfin le bonheur, et ce sera sur les lèvres d'Aharon Appelfeld, dans Le garçon qui voulait dormir, le mot de la fin : « Tout homme doté par Dieu d'une capacité de création n'est pas un homme malheureux » (p. 197). Phrase qui rejoint cette autre déclaration, dans L’Héritage nu : « Seul l’art a le pouvoir de sortir la souffrance de l’abîme » (p.18). Lui aussi pourrait souscrire à cette formule, qui renferme toute la nécessité de la littérature : Écrire pour se sauver.
Albert Bensoussan
Toute l’œuvre romanesque d’Appelfeld a été publiée aux éditions de l’Olivier. Valérie Zenatti, sa traductrice, nous rapporte, un an après la disparition d’Aharon, ce que fut leur complicité et le lien très fort qui liait le vieil homme à cette jeune femme qui s’était trouvée un autre père, et aussi un parrain pour sa propre écriture. On lira donc avec profit et plaisir Dans le faisceau des vivants (éditions de l’Olivier, 2019).