Albert Camus et nous

Albert Camus et nous

(Soixante ans après sa mort, nous rappelons pieusement son souvenir)

Albert Camus fut ma première lecture sérieuse, lorsque j’entrai en classe de Philo et que son Homme révolté s’accordait si bien à la rébellion naturelle de tout adolescent qui se fait les griffes. Il était déjà auréolé à nos yeux d’une grande gloire, et d’abord une gloire locale, car il avait publié chez nous, aux éditions Charlot, à Alger, son premier texte : Noces, en 1939. Et puis il avait encouragé un jeune professeur juif d’Oran, André Belamich, qui fut son condisciple à la « Khâgne africaine » (comme on disait) du lycée Bugeaud à Alger, à traduire et publier dans la collection qu’il dirigeait chez cet éditeur, le Romancero gitano, de Lorca, dont Belamich allait devenir chez Gallimard, grâce à Camus, le traducteur exclusif et maître d’œuvre de la Pléiade.

Camus à OranIl y a là un fil qui nous conduit à la communauté juive, celle d’Oran, qui fut sa famille d’accueil lorsque ce jeune philosophe ne fut pas autorisé à enseigner dans l’école publique pour cause de tuberculose, et dut à son ami, le professeur André Benichou, qui venait de créer une école « juive » pour tous les lycéens exclus de l’enseignement public par les lois raciales de Vichy, de se retrouver professeur à Oran, où Camus résida au début des années quarante. Oui, Oran fut la halte nécessaire et heureuse, bien qu’il en ait fait le cadre de son roman allégorique La peste, où la ville est quelque peu et romanesquement malmenée.

Mais Oran fut son refuge et il s’y fit plein d’amis. Il y trouva même une seconde épouse (après son divorce d’avec Simone) en la personne de la jeune Francine Faure, en décembre 1940. Dans les milieux juifs qu’il fréquentait – dont les frères Raoul et Loulou Bensoussan qui s’illustreront bientôt dans la libération de la ville en 1942 et serviront, probablement, de modèle au personnage de Meursault dans L’Étranger –,   c’est son amie Liliane Choucroun qui lui présenta un jour celle qui allait bientôt devenir son épouse. Cette Francine avait une grand-mère juive : Clara Touboul, mais cela reste peu souligné par les exégètes camusiens.  Bon, alors Camus est de la famille, n’est-ce pas ?

 Et à Oran, quand la tuberculose l’épuise, c’est le docteur Cohen qui, en 1942, l’assiste et le soigne, sauf que le cabinet de ce médecin étant mis sous scellé par l’ignominie vichyssoise, c’est au domicile de son beau-frère, le docteur Parienté, que Camus est soigné. Alors, entre son épouse, son ami Bénichou qui l’accueille généreusement au sein de sa famille dont il partage repas et fêtes, et ce médecin salvateur, on peut dire qu’Albert Camus l’Algérois est bien parmi nous.

Qui s’étonnerait, par ailleurs, de voir cet humaniste qui sut prendre la défense des Kabyles en leur misère, s’engager bientôt dans la Résistance, où il allait faire la rencontre lumineuse d’André Chouraqui — natif d’Aïn Témouchent et qui deviendrait plus tard maire-adjoint de Jérusalem ainsi que l’immense traducteur de la Bible — le Tanakh —, des Évangiles et du Coran — au Chambon-sur-Lignon, et soutenir les Juifs dans l’oppression et la persécution du gouvernement du Maréchal qui avait fait « don de son corps à la France » ? Tout comme il exprimerait ses sympathies pour les Juifs toujours montrés du doigt. On se souviendra à cet égard d’un fameux article qu’il publia en 1947 dans Combat (le journal qu’il dirigea) et où il déclarait, dans un raisonnement qui n’a rien perdu de son actualité aujourd’hui, bien au contraire :

On est toujours sûr de tomber, au hasard des journées, sur un Français, souvent intelligent par ailleurs, et qui vous dit que les Juifs exagèrent vraiment. Naturellement, ce Français a un ami juif qui, lui, du moins… Quant aux millions de Juifs qui ont été torturés et brûlés, l’interlocuteur n’approuve pas ces façons, loin de là. Simplement, il trouve que les Juifs exagèrent et qu’ils ont tort de se soutenir les uns les autres, même si cette solidarité leur a été enseignée par le camp de concentration. 

Et puis Camus saura soutenir le combat de la jeune nation israélienne dans les colonnes de Combat, et défendre 

l’exemplaire Israël qu’on veut détruire sous l’alibi de l’anticolonialisme, mais dont nous devons défendre le droit de vivre, nous qui avons été les témoins du massacre de millions de Juifs et qui trouvons juste et bon que les survivants créent la patrie que nous n’avons pas su leur donner ou leur garder.

Et enfin, en homme de lettres et aîné attentif, il saura aussi soutenir un jeune espoir des lettres judéo-maghrébines, Albert Memmi, dont il préfaça l’œuvre majeure, La statue de sel.

 Alors oui, nous pouvons dire, en ce soixantième anniversaire de sa mort, qu’Albert Camus fut notre ami, qu’il fut des nôtres, dans ses positions politiques et morales, dans sa défense des Juifs et de l’État d’Israël, dans ses écrits et son engagement. Albert Camus, notre grand frère.

Albert Bensoussan

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