Il y avait quinze marches qui menaient au parvis du Temple, à Jérusalem. En les gravissant, les prêtres, qu’on appelait les lévites, les descendants d’Aaron, frère de Moïse et grand-prêtre, entamaient un cantique, et ce chant s’appelait justement Chir Hama’alot, שיר־המעלות, ma’alot désignant les marches ou degrés. Le chanteur et prêtre se juchait en haut des marches et appelait à la prière, qui n’était qu’une invite à l’exaltation. Le peuple des fidèles, gonflant ses poumons d’un souffle qui, de toute éternité, renferme la vie, entamait le chant, suivant la voix du Coryphée ou maître de chœur qui apparaît au début d’autres psaumes sous la forme למנצח Lamnatsea’h, et c’était là tout l’acte de foi. Ainsi la musique a-t-elle toujours eu valeur d’élévation. En montant dans l’échelle vocalique – Rendez grâce-Hodou est au plus haut de la voix : o-ou –, on ne peut que hausser son esprit vers ces cimes où réside l’Esprit. Qui forcément nous échappe – les Kabbalistes de Safed le désignaient sous l’appellation Ein-sof, sans limite –, mais qu’importe ! Il suffit de s’en approcher. Nous ne ferons jamais que la moitié du chemin. Ainsi que le signifiait Moïse en demandant à chacun de son pieux kahal de déposer un demi-shekel dans son aumônière : oui, l’être humain, à jamais mutilé dans sa création, cette demi-portion, ce ‘hetsi חצי – en hébreu, moitié, division en deux – est nécessairement inaccompli. Mais il tâche, justement en ajustant sa voix, d’approcher, vaille que vaille, ce que l’on a pu qualifier d’union mystique. La rencontre, plus que la réunion, à jamais impossible, avec la Divinité (Seul Moshé s’entretenait panim el-panim, face-à-face, avec le Créateur), ou ce que ce terme évoque/convoque, et qui ne désigne que la fin des fins, le terme absolu, le bout du monde et de la vie.
Les cantiques des degrés occupent le Tehilim des psaumes 120 à 134. Ils succèdent au plus long psaume, que l’on appelle alphabétique, car divisé en 22 huitains (strophes de 8 vers – le chiffre huit étant le signe de la perfection) s’échelonnant d’aleph à tav, et qui sert de guide à la célébration funèbre en s’appuyant sur les diverses lettres du prénom hébraïque du défunt. Et donc, après la cantillation de ces 22 x 8 = 176 vers, le prêtre appelle le fidèle à gravir avec lui les 15 marches du Temple en entonnant ces ‘hamesh ‘esreh chants des degrés.
On ne s’étonnera pas de l’ouverture sur un cri de détresse, le parcours religieux menant toujours de l’angoisse existentielle initiale à l’exultation finale de la délivrance. Et l’on notera justement qu’à la suite de ces cantiques des degrés vient la série des halelouyah הללויה louanges à D.ieu.
Synagogue de Safed (photo Déborah Ben Soussan)
La clé de ces cantiques des degrés est donnée dès le premier verset : « J’ai crié et Il m’a exaucé ». Le qarati קראתי j’ai crié se retrouve dans l’invocation de Jonas dans le ventre du poisson et saisi de la même détresse, avec le même mot tsarah צרה, qui a aujourd’hui, en ivrit, le sens atténué d’ennui. Et donc, quel que soit le poids qui entrave le corps et l’esprit, la prière qui est toujours, au départ, une plainte, l’expression d’un manque, d’une douleur, d’un ennui, d’une angoisse, s’exprime par un cri. La prière, et c’est son sens premier, est une requête, une demande, une sollicitation. À laquelle répondra, toujours l’écoute bienveillante et, donc, l’accomplissement du salut qu’exprime le ‘anéni ענני, qu’on retrouve dans l’office de Kippour sous la forme des supplications ‘anenou עננו exauce-nous. Après quoi vient toujours la délivrance, le sauvetage qui se dit toujours en hébreu atsalah הצלה, sauver se disant lehatsil להציל. Tels sont les mots essentiels que dicte le lévite au fidèle qui s’élève avec lui en gravissant les marches : Chir ama’alot Hachem batsaratah li qarati vaya’aneni Hachem hatsila « Vers Hachem j’ai crié dans ma détresse et il m’a exaucé. Hachem, délivre-moi ».
Suivent tous les motifs d’angoisse, la méchanceté des hommes, le grondement des ennemis, et tiens, la menace sur Israël dès sa naissance, qui sonne à nos oreilles comme ce 14 mai 1948 où, sitôt l’Indépendance votée à l’ONU et proclamée par Ben Gourion, ce petit territoire fut envahi par ses ennemis conjurés : « Violemment on m’a persécuté dès ma jeunesse, peut bien dire Israël » Rabat tserarouni mine’ouray yomar-na Israël. Ce premier verset du psaume 129 n’amène aucun commentaire de Rachi, qui les a tous commentés, alors qu’aujourd’hui ce vers nous interpelle. Mais le fidèle a la foi et sait qu’Il saura le protéger, car c’est justement là que l’on récite ce verset (psaume 121) tant répété : Hiné lo yanoum ve lo yichan chomer Israël « Il ne s’endort ni ne sommeille le gardien d’Israël ». Un verset qui était devenu dans ma jeunesse un chant des Éclaireurs Israélites de France, où nous entonnions ensuite la célébration de cette fraternité juive (psaume 133) : Hiné ma tov ou ma naïm chevet a’him gam ya’had « Ah, qu’il est bon et qu’il est doux à des frères de vivre en étroite union ».
Les deux grands rois d’Israël sont convoqués dans ces psaumes, David et Salomon, mais c’est le scribe qui les met en scène et l’on sait bien que David fut non pas le rédacteur, probablement pas, mais l’inspirateur de ces chants. Et l’habitude d’attribuer au Roi, au Maître, l’autorité du poème était chose courante dans maintes cultures des temps anciens. Une preuve entre autres : au psaume 132, c’est Hachem qui parle et qui promet l’invincibilité, la prospérité et le retentissement du royaume de David : « Je ferai grandir la corne de David (qe’ren leDavid), j’allumerai le flambeau de mon Oint « (ner limchi’hi נר־למשיחי).
Et puis ces chants ont la vertu d’apaiser l’angoisse, la crainte de l’anéantissement et de la mort. De là ces murailles protectrices : « Jérusalem a des montagnes pour ceinture ; ainsi Hachem entoure son peuple, maintenant et pour toujours » Yerouchalaïm harim saviv lah veHachem saviv le’amo me’atah ve’ad ‘olam.
Dans mon jeune temps, sur notre véranda ensoleillée à Alger, je revois mon père, dans des après-midi sans fin, tenant dans sa main gauche un éventail contrariant la chaleur et dans sa droite son livre de Tehilim, récitant et chantant les psaumes inlassablement, et si longtemps qu’il les connaissait par cœur. Sur son lit d’agonie, en 1985, ses lèvres remuaient sans cesse, psalmodiant sans qu’aucun ne sorte de sa bouche, et son dernier souffle s’envola peut-être sur l’ultime verset du psautier: Kol hanechamah tehalel Y.ah halelouyah « Que tout ce qui respire loue Y.ah. Louez Y.ah » (150 – traduction G. Pell, éditions Gallia, Jérusalem).
On peut en dire bien plus, tant la matière est riche. Pour ce propos ici, nous retiendrons seulement que ces 15 psaumes enferment la quintessence de la prière juive et expriment sa valeur protectrice. Et pour toi, lecteur, et pour tous les fidèles du Beit Haknesset Edmond J. Safra de Rennes, je répéterai l’ultime verset de ces Chir hama’alot : « Que Hachem te bénisse depuis Sion » Yebarekhekha Hachem mitsiyon מציון.
שושן בֶּן אַבְרָהָם
Albert Bensoussan