Claude Kayat : retour en Galilée

Claude Kayat : retour en Galilée

C’est l‘histoire d’un écrivain de langue française qui, de Sfax, où il est né, à Stockholm, où il vit et a fait souche, en passant par Haïfa, où il a vécu son adolescence, a fait un grand écart géographique sans jamais passer par la France. Ce nomade a connu un grand succès de librairie (prix de l’Afrique Méditerranéenne) en publiant Mohammed Cohen (éditions du Seuil, 1981), dont le titre dit tout de sa fracture de l’âme en situant le conflit judéo-arabe au cœur d’un personnage qui porte en lui — à l’instar de la Rébecca biblique dont les jumeaux Jacob et Esaü se disputent dans son ventre — un double héritage en conflit permanent. Qui niera que notre quotidien vit toujours, au plus près de son être, ce déchirement ? C’est ce vivre impossible que nous rapporte, pour son neuvième roman, le romancier tuniso-israélo-franco-suédois en retraçant l’aventure galiléenne de La Paria (Éditions Maurice Nadeau, 2019, 235 p., 19€).

Claude KAYATLui qui a passé trois années de sa vie dans cette Galilée mythique, dont il rapporta, dans ses Cyprès de Tibériade (La Table Ronde, 1987), la survie de l’alya marocaine dans ses maabarot de misère, avant de revenir à sa ville natale et à la tragique extinction du judaïsme tunisien dans La synagogue de Sfax (Punctum, 2006), nous situe pleinement, cette fois, au cœur de sa chère Galilée qui est la région d’Israël où se côtoient, dans une quasi égalité frondeuse, juifs et musulmans, séfarades et ashkénazes, arabes et bédouins. Tout part de la terre — et tout revient à la terre, comme le prédit Qohélet —, ce gras terreau au pied du Golan partagé entre amandiers, oliviers, manguiers et figuiers, bref un Gan Eden terrestre et transitoire, menacé et éphémère. Arié Appelbaum doit faire appel, chaque année aux bédouins du village voisin, pour assurer la fructueuse cueillette des amandes. La famille de Karim s’installe là sous une vaste tente où elle vit en autarcie tout en assurant la rude tâche agricole. Les jeunes Yoram  et Fatima, que tout oppose, ont le regard chaviré l’un pour l’autre depuis la précédente récolte. Tel est le nœud de l’intrigue : le garçon, dont le frère est mort au Liban et qui porte en lui, gravé au feu, le sixième commandement « Tu ne tueras pas », est toute douceur, toute paix et redoute d’avoir à revêtir dans quelques mois l’uniforme de Tsahal. Cet uniforme que porte fièrement le grand frère de Fatima qui, lui, contrairement à son jumeau, Brahim, se sent israélien et n’a pas de haine pour les Juifs. Fatima, non plus, une orpheline recueillie par son oncle Karim, le chef de famille, elle qui ne cesse de rêver à son bel amoureux blond. Nuitamment, prudemment, ils se retrouveront sur un terrain vague et archéologique et ils s’aimeront. Au grand dam de Brahim qui, éconduit dans ses velléités d’épouser sa cousine, n’aura de cesse de se venger des deux amants. C’est Roméo et Juliette en Galilée. Mais c’est juste la moitié du livre, car l’autre moitié, la plus dense et, peut-être, la plus profonde et attachante, nous livre le destin d’une paria : une musulmane qui a « fauté » avec un juif, dont elle portera la descendance. La honte, le déshonneur, la tragédie. Au milieu de laquelle une place sera laissée à l’innocence, celle de Fatima la réprouvée, certes, et celle de Shoshana, la grand-mère qui la recueille dans sa maison de poupée :

Fatima s’émerveillait qu’un univers d’une telle innocence pût exister dans la réalité. Un mur étanche semblait le séparer des turbulences du reste du monde, avec ses cris, son sang, sa haine et ses passions. De vivre dans ce cocon la faisait remonter à une enfance cotonneuse, antérieure à l’apprentissage des mots durs, malfaisants et porteurs de souffrances.

Mais le fruit de cette passion coupable, comment le nommer, le définir « Juif ? Arabe ? Le jour venu, ce serait à lui de faire son choix et à lui seul ». Dans ce monde d’identités affrontées et dans ce cas de figure, il s’agit moins de dissoudre son identité dans la mort de l’âme, que de revendiquer une liberté qui n’a que faire des normes, des carcans, des préjugés et des anathèmes. Kayat rejoint là le beau message d’amour de David Shahar dans son Palais des vases brisées, cette brisure ou ce déchirement qu’est la vie ici-bas — blood and tears, aurait dit Churchill — dans l’attente du Messie qui, selon le kabbaliste (Moïse Cordovero) de Safed (en Galilée), saura réparer les cassures et les failles. Claude Kayat touche là au sommet de son art, de tout ce qu’il nous dit et nous raconte depuis trois décennies et plus. Baroukh aba, dira l’un, Ahlan wa sahlan, dira l’autre, bienvenue en Galilée, grande leçon dans cette belle et terrible histoire de La Paria où l’amour est plus fort que la mort, et l’écriture mirifique : Attention, chef d’œuvre !

Albert Bensoussan

 

Partagez avec vos amis :
Plus d'articles “Albert BENSOUSSAN”