Il n’est pas bon que l’homme soit seul… dans la mehitsa

Il n’est pas bon que l’homme soit seul… dans la mehitsa

J’ai une histoire à vous raconter. Mais un texte sans prétention, et surtout sans volonté de choquer ni de déranger l’ordre synagogal. Je suis homme de foi, de pratique et de paix. Voilà et voilà…

Mehitsa Séparation

La racine hébraïque hetsi (moitié) signifie coupure en deux et séparation. Il s’agit de partager en deux la chair initiale, qui fut Adam, l’homme de glaise créé mâle et femelle, avant que Dieu ne n’avisât qu’il n’était pas bon pour lui d’être seul (levad) ; alors Il prit ou détacha un bout de sa chair, une côtelette (tsel’a)  et en modela Ève, définie par le premier homme comme « chair de ma chair » (bassar mi bassari). Autrement dit hetsi-hetsi, chacun étant, en somme, la moitié de l’autre, et c’est la définition du couple. Mais par la suite, l’Histoire, sous toute latitude, n’a cessé de séparer ces deux corps jumeaux et de les opposer — duel homme/femme, guerre des sexes, etc. Si dans l’errance au désert, le nomadisme des Hébreux mêla les sexes, hommes et femmes étant pareillement convoqués au pied du Sinaï, réunis tous ensemble à l’écoute de la Loi et des Dix Paroles, il semble que bien longtemps après, il ait été décidé — par les prêtres, codificateurs des Lois et régisseurs de la Cité juive — de séparer radicalement l’homme de la femme dans l’exercice du culte. Au nom d’une prétendue impureté féminine — croyance fort archaïque — fondée sur cette regrettable erreur qui a fait croire que la matrice féminine, dont le nom hébraïque — rahem — signifie au pluriel « miséricorde » — rahamim —,  pouvait être le réceptacle de la souillure et du péché, alors qu’elle est le nid de toute vie, de toute pitié, d’entière piété — la divinité est une matrice bienveillante. Cette séparation porte un nom : mehitsa, mot qui signifie « cloison ».

Mehitsa Séparation

Dans la belle synagogue de Venise, au Ghetto Vecchio, les femmes sont exposées en haut, dans une galerie somptueusement ouvragée. Tout comme dans la superbe synagogue portugaise d’Amsterdam.

Syngogue Portugaise Amsterdam

À Alger, au Grand Temple, tout le premier étage, sur trois côtés, était  assigné aux femmes qui voyaient tout de loin, mais nous n’avions pas le droit de les regarder, car nos regards devaient se concentrer sur la tevah, la « nacelle » », où s’arborait la Torah.

Mais depuis, dans les petites synagogues de France ou de Navarre, et certes d’Israël, une cloison, ou un rideau, en toile, voire en caoutchouc, sépare hommes et femmes. Bien sûr, au passage du Sefer Torah dans les rangées, le rideau est parfois ouvert, alors les femmes voient le rouleau promené et le baisent de loin, du bout des doigts, mais la séparation reste totale, et aucune femme n’a le droit de franchir la barrière. On a vu, parfois, ici ou là, pareille transgression provoquer des brouilles durables et d’absurdes inimitiés.

Sauf qu’il semble bien qu’il s’agisse là d’une coutume médiévale et aléatoire, même pas recensée par Joseph Caro dans son Choulhan Aroukh ― littéralement, « table dressée » ―, qui codifie au XVIe siècle les rites et l’organisation du culte. Peu importe l’origine ou la date, il est clair que la mehitsa n’est pas mentionnée dans la Torah, mais fait partie de la halakha, ou code des usages (du verbe yalakh, marcher, être en chemin). L’assemblée des fidèles doit être dans le droit chemin, les hommes ne seront pas distraits des prières au contact des femmes, nécessairement séductrices ou tentatrices ― héritage d’Ève oblige, assistée du serpent (na’hash) ―, et les femmes pourront se consacrer aussi à leurs prières si elles en ont envie. Sauf qu’elles sont un peu loin, souvent cachées, que les voix se perdent et qu’elles n’arrivent pas toujours à suivre… Alors le plus souvent elles restent à la maison, et font la cuisine.

Aujourd’hui de nombreuses voix s’élèvent, notamment des voix féminines, pour dénoncer cette séparation, cette exclusion, et accuser une fois de plus le machisme des traditions juives. Aux États-Unis et un peu partout en Amérique, du Nord comme du Sud, depuis belle lurette, la mehitsa a été mise à bas, presque partout, et dans maintes grandes villes du monde occidental aussi. Qui ne se souvient des filles de Rachi, notre savant et pieux rabbin de Troyes, au XIe siècle ? Comme il n’avait pas de fils, ces trois filles étudièrent avec lui et il en fit des savantes, versées dans l’exégèse de la Torah ; on dit même que l’une d’elles pouvait lire la Torah en synagogue, et qu’elle mettait aussi talit et tephillines. On sait, enfin, qu’en Israël, il existe des yechivot mixtes où filles et garçons se plongent pareillement dans le Talmud. Et l’on dit même que les filles seraient plus douées et plus appliquées à l’étude que les garçons. Yentl, ce beau film de et avec Barbra Streisand, sur un conte d’Isaac Bashevis Singer, nous a brossé le portrait de cette femme juive exemplaire. Mais enfin, tout cela n’est pas la halakha, et reste chez nous minoritaire, pour ne pas dire condamnable.

J’ai été un peu long avant d’aborder mon anecdote, qui pourrait tenir lieu d’apologue. Et voilà et voilà…

 Un soir, à Netanya, Esther ma sœur, qui est l’une des rares de la famille à avoir fait son alya, me dit : je dois aller suivre un Dvar Torah, à la synagogue séfarade de… (je ne sais plus quel en était le rabbin, car, justement, je fus exclu de la réunion). Alors nous nous rendons au Kikar, je monte avec elle l’étroit escalier qui mène à l’oratoire, et nous pénétrons dans une salle coupée en deux : côté hommes, on était encore en pleine prière ― arvit ―, ce qui fait que je me suis joint aux hommes et que ma sœur a gagné, sur le côté gauche, la mehitsa, une assez belle clôture en bois ajouré, permettant de voir sans être vu, un peu à la façon du moucharabieh de l’Espagne musulmane, ou des jalousies en bois (cazuelas) qu’on trouve encore dans les églises espagnoles et qui permettaient aux religieuses de suivre la messe sans se mêler au monde et aux hommes. Commune mesure.

Et donc, dans cette synagogue de Netanya, à la fin de la prière du soir, les hommes s’en vont et le rabbin reste. Alors je m’approche et lui demande s’il y a bien un cours d’instruction religieuse ce soir et si je peux le suivre : « Oui et non », me répond-il dans un sourire spécifiquement talmudique. Qui peut douter qu’à toute question le sage versé dans les écritures puisse répondre autrement ? Car en toute chose qui peut dire oui et qui peut dire non ? « Oui », m’éclaire-t-il, je fais un cours religieux. « Non », ajoute-t-il, vous ne pouvez pas y assister car il est réservé aux femmes. Déjà ma sœur Esther s’est approchée et de nombreuses femmes montent l’escalier, envahissant l’oratoire. Il se produit alors cette chose étonnante : toutes les femmes s’installent à la place des hommes au centre de la synagogue, et moi je suis sommé par le rabbin, puisque j’insiste pour rester, d’aller rejoindre le coin des femmes, autrement dit la mehitsa. C’est donc derrière la cloison ajourée, et de façon un peu lointaine, que j’ai suivi ce cours qui portait sur la cacherout, le salage de la viande, les usages alimentaires, la diététique selon Maïmonide ― un médecin des plus éclairés qui prescrivait, comme les diététiciens de nos jours, de manger les fruits en entrée plutôt qu’au dessert et de s’abstenir de boire au cours du repas ―, en somme, tout ce qui doit préoccuper la femme juive dans une société qui, pourtant, partage ou échange de plus en plus les rôles au sein du foyer.

Et moi, qui fais si souvent la cuisine et connais tous les rites de la cacherout, je dois, depuis mon réduit, tendre l’oreille pour ne pas perdre une miette de cet enseignement à usage féminin. Le rabbin, peu soucieux de savoir, d’ailleurs, s’il m’arrivait de faire bouillir la marmite et de tenir ma maison, m’avait recommandé, en m’intimant l’ordre de me clôturer dans la mehitsa sur le côté : « Prenez donc un Tehilim et lisez les Psaumes ». Par bonheur, j’ai tout suivi de son cours et retenu que le pain reste l’aliment sacré et suffisant des Juifs, que le banquet dont Jethro régala Moïse, son gendre, au chapitre 2 de l’Exode n’était composé que de pain (« qu’il prenne un repas », dit Jethro en traduction française, mais l’hébreu dit plus précisément : veyokhal lahem = « et qu’il mange du pain »). J’apprends aussi que la manne était une sorte de pain tombé du ciel, et que, le mot man, en hébreu, signifie tout bonnement « qu’est-ce ? », car les Hébreux au désert, qui découvrent au matin cette drôle de condensation de la rosée, s’interrogent : Man hou ? = « Qu’est-ce que c’est que ça ? », et c’est ainsi qu’on a appelé ce que Moïse qualifie de « pain » (Lehem) : « C’est le pain que Dieu vous a donné en nourriture », autrement dit quelque chose comme du pain, un substitut du pain, mais avantageux parce qu’il se dépose sur les champs sans qu’on ait à les cultiver ; cependant il fallait quand même le cuire, car, précise encore Moïse, notre seul informateur : « C’était comme une graine de coriandre blanche et elle avait le goût d’une galette au miel ». On sait aujourd’hui que les Bédouins du Sinaï ramassent quelque chose qui y ressemble sur les branches de tamaris, probable sécrétion d’insectes, et qui a, en effet, un goût de miel, puisqu’ils utilisent ces graines pour sucrer leurs aliments. Dans maintes familles séfarades (et chez mes parents à Alger) on a gardé l’habitude pour Chavouot, qui commémore le don de la Torah au Sinaï, de manger du couscous au beurre et au miel, justement pour rappeler cette manne et sa probable consistance. Mais la conclusion du rabbin c’est qu’en conséquence, à l’inverse de ce que nous dit aujourd’hui une certaine diététique qui fait la chasse au gluten, le pain est bon pour nous. Le rabbin averti ajoute, néanmoins : du pain complet ! On voit que cet homme s’y connaît en cuisine et qu’il est, même, peut-être, adepte du bio.

Et une qui est toute fière d’être là, c’est son épouse, assise au premier rang, et qu’il n’a pas manqué de présenter à toute l’assemblée féminine. Sur la fin je me suis posé une question : pourquoi était-elle là, elle qui, dans le privé, avait déjà tout appris de son rabbin de mari ? En amateur de pilpoul — ce terme hébraïque, unissant pil, l’éléphant, et poul, la fève, signifie tout bonnement faire prendre un éléphant pour une fève, et vice versa, autrement dit des vessies pour des lanternes ; encore qu’une interprétation probablement plus juste fasse dériver pilpoul du mot hébraïque pilpel, qui signifie poivre (felfel dans l’arabe que parlait ma mère), et cela tombe à merveille pour notre petite cuisine aussi talmudique que pimentée —, en adepte du pilpoul, donc, et fier de mon initiation talmudique, je sais qu’il y a forcément trois raisons à la présence de l’épouse dans cette assemblée : primo, elle est là pour garantir que son mari ― son « homme » ― ne présente aucun danger pour les autres femmes, qui sont seules et à sa merci : interprétation possible du yi’houd qui interdit à toute femme de se trouver en présence d’un homme étranger dans un lieu clos ; secundo, elle est là pour surveiller ces femmes qui s’intéressent tellement à son mari qu’elles ne le quittent pas des yeux et multiplient les questions (et si on n’a pas d’eau pour laver la viande, comment fait-on ? Réponse : on peut la laver avec du jus de fruit, à condition que ce ne soit pas de raisin ou d’agrume, parce que l’acidité ferait déjà cuire la viande avant qu’elle n’ait dégorgé de son sang, enfin ce genre de questions tordues et de réponses dans le coin), oui, l’épouse attentive veille au grain et ne tient pas à ce qu’une de ces mousmés te le vampent (ai-je dit que le rabbin était jeune et bien fait de sa personne ?) ; tertio, si le rabbin a envie de zyeuter l’une d’elles ou s’il a tapé dans l’œil de celle-ci, la présence de l’épouse légitime ne changera rien à l’affaire. De toute façon, ce qui est écrit est écrit.

Alors moi, clôturé dans cette mehitsa, connaissant pour la première fois de ma vie une expérience féminine dans un lieu de culte, je me sens bien seul. Nourri, cependant, de tout ce discours biblique, qui me fascine, me séduit et m’enchante, car pour moi la Torah me promet toujours monts et merveilles, je range l’alibi de mes Psaumes, croise les doigts sans les franges du talit et m’écrie en me rappelant cette phrase culte de la Genèse qui a décidé du destin de l’humanité : il n’est pas bon que l’homme soit seul — Lo tov heyot ha-adam levado  (Berechit, 2,18)... soit seul dans la mehitsa. Mais voilà que toutes les femmes se lèvent et s’en vont en commentant bruyamment ce cours de cuisine talmudique ― et ma sœur vient me tirer de là en me tendant une main secourable à l’entrée de la « cloison » : sans y pénétrer pourtant, car, n’est-ce pas ? c’est bien assez de devoir endurer la clôture tous les Chabbat que Dieu fait !

Albert Bensoussan

 

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