
לאונרד כהן
Léonard Cohen, le grand chanteur-poète juif du Canada anglophone nous a quittés en 2016. Peu avant, à l’approche de l’issue fatale, c’est au Créateur qu’il s’adressait, en usant de la parole même d’Abraham, à la veille de l’épreuve – le sacrifice de son fils : Hineni (Berechit, 1-22), Me voici. Hineni, hineni / I'm ready, my Lord. Et non seulement il se déclarait prêt à comparaître, mais il faisait suivre cette proclamation du premier verset du Kaddish : Magnified, sanctified be thy holy name, traduction anglaise de Yitgadal veyitkaddash chémé raba. Eliezer Ben Nisan ha-Cohen a récité son propre kaddish avant de mourir.
Juif au fond de son âme tourmentée, qui n’en pouvait plus de voir les hommes s’entretuer et les guerres se succéder, ce folk singer était un Cohen pacificateur et l’on n’oublie pas cette image, lors d’un dernier tour de chant à Jérusalem, du poète étendant les mains et écartant rituellement ses doigts afin de bénir la foule à la façon du birkat cohanim. Ce fils de commerçant (shmatès) juif de Montréal d’ascendance polonaise, et petit-fils de rabbin, né en 1934, avait fait des études hébraïques et était convaincu d’être bel et bien descendant d’Aaron, le Cohen Gadol. Qu’on s’étonne, après cela, que son plus grand succès ait été Hallelujah évoquant cet « accord secret que David jouait et qui plaisait au Seigneur ». Et dans chacun de ses mots il y avait, disait-il, a blaze of light, un éclat de lumière. Cette flamme ne l’a jamais quitté.
Car Léonard Cohen, qui fut d’abord et avant tout poète et romancier (Jeux de dames et Les perdants magnifiques, publiés chez Christian Bourgois), reparaît pour nous, deux ans après sa disparition, dans un ouvrage testamentaire rassemblant poèmes et chansons, carnets et dessins (de l‘auteur), sous le titre emblématique The Flame (La flamme) en édition bilingue, préfacée par son fils Adam Cohen (traduit par Nicolas Richard, Le Seuil, 2018, 360 p., 25€). Un panorama complet du talent de cet homme, astre du Folk Song et compagnon de la Beat Generation (ami d’Allan Ginsberg, auteur d’un vibrant Kaddish à la mort de sa mère), poète, romancier, dessinateur et chanteur dont l’on a pu dire qu’en place de Bob Dylan, son compère, il aurait mérité le Nobel.
On se rappelle sa dernière lettre écrite à sa muse Marianne mourante, et les presque mêmes mots de son ultime chanson : « Nous sommes arrivés au point où nous sommes si vieux, nos corps tombent en lambeaux, et je pense que je te rejoindrai bientôt... Rendez-vous au bout du chemin ». Toute l’inspiration de ce poète qui était chomer Chabbat est biblique, si pénétrée du Tanakh fut son enfance, sa jeunesse. Sa piété lui fait écrire G.d, traduit par D.ieu, tant il sait le Nom – Hachem − sacré. Et l’expression de sa poésie, pour hippie et révoltée qu’elle soit, s’inscrit dans le sillage prophétique et messianique. En 1936, une jeune Allemande se précipite devant la voiture du Führer en grandiose parade et lui offre un bouquet de fleur ; cette image si dérangeante inspire le premier recueil de poèmes de Léonard Cohen Flowers for Hitler, où il dit son dégoût de la guerre et du meurtre primordial, caïnique. « La mort est partout / et tu agonises de toute façon / et tu n’en peux plus de la guerre », écrit-il avant le 11 septembre, chantant sans cesse « ta colère contre la guerre / ton horreur de la mort ». Désabusé de cette terre des hommes pour laquelle il ne voyait qu’un seul futur : « le meurtre », l’histoire lui avait appris « que les dés sont truqués / que le bateau fuit / que le capitaine a menti ». Mais son regard portait plus loin comme en témoigne ces paroles d’un croyant : « Ô D.ieu, tu laisses ton matelot mourir / pour qu’il puisse être l’océan ». En ce sens sa poésie, ses chansons au cœur des Ténèbres / Darkness qu’il a tant chantées, sont une leçon de désabusement, ce desengaño espagnol qui ne signifie rien d’autre que sagesse. Celle-là même – Havel havalim / Vanité des vanités − qu’a su mettre en versets notre Qohêlet. Au seuil de l’inéluctable, ses dernières paroles : « Je prie pour avoir le courage / à la fin / de voir la mort venir / en amie. » Tout en gardant sur sa rétine cet ultime regard sur son Homeland / Eretz : Beautiful are the nights in Canaan…, là où se trouve le Mur du Chagrin / the Wall of Sorrow, là où se formule son vœu ultime : Vite vite / donnez Jérusalem / à D.ieu !
Albert & Déborah BENSOUSSAN