Le déconfinement, quelle grâce, quelle grâce !

Le déconfinement, quelle grâce, quelle grâce !

Albert Bensoussan
Abert BENSOUSSAN

‘hen ‘hen lah חן־חן־לה (Zacharie, 4,7)

Ce matin de Chabbat 21 Sivan / 13 juin, quinze jours après l’offrande des prémices et l’entrée en scène de Ruth et ses javelles, trois mois après que le Kahal, comme toutes les communautés humaines de par le vaste monde, fut confiné, et connut le sort tout à la fois de Job sur son tas de poussière — ‘al afar, le terme même scandé par Qohelet (« Poussière tu es et tu retourneras à la poussière ») et de Jonas dans les entrailles ténébreuses du Dag Gadol, la synagogue de Rennes — centre Edmond J. Safra, de mémoire bénie — a rouvert ses portes…  

Oui, portes ouvertes et aussi les fenêtres, selon les injonctions hygiéniques, tandis que toutes les mains étaient passées au gel hydro-alcoolique, avec interdiction absolue de pencher la tête vers son voisin tenu à distance, ou de le caresser, pas plus lui que le velours du rouleau sacré promené en parfait figement. Cependant le silence n’était plus de mise, car les voix avaient bien eu le temps de se chauffer entre les quatre murs des claustrations.

Et voilà que nous étions retournés au rehem, à la matrice, ou au betene, le ventre cher à Job qui, tout pétrifié sur son fumier, avait su garder espoir et prévoir qu’il y reviendrait : « je retournerai là / ashouv shamah », c’est-à-dire à la source de l’être, son lieu de naissance et de mort, lieu de mort et de renaissance en parfaite circularité. Car s’il est vrai que cet homme accablé de tous les malheurs, alors même qu’il n’avait commis aucune faute, aucun péché — pas plus que les malades d’aujourd’hui affectés du satané virus —, avait pu dévoyer, dans son imprécation, la flamme de la Création en fermant les yeux à la lumière et souhaitant que le jour, hayom, devienne la nuit — yehi ‘hoshekh, gémissait-il en renversant la proposition initiale de Berechit : « yehi or va-yehi or / que la lumière soit et la lumière fut ! » —, voilà que ce Chabbat de toutes les ouvertures, la lumière est descendue sur nous.

Oui, la lumière fut sur nous, et le ciel de Bretagne venait justement de barricader ses écluses de pluie et de bannir l’orage.

Était-ce hasard du calendrier ? Mais non, nous savons depuis Mallarmé que « un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Ceux qui ont la foi l’appellent « Providence » עזרה־מן־השמיים (le verbe ‘azor signifie sauver, et le parvis du Temple se disait ‘azarah : sauvegarde et lieu du Salut).  Et donc le Ciel a voulu que la paracha de ce Chabbat fût précisément Beha’alotekha, où la Divinité commande à Moïse de « faire monter » les 7 lumières du candélabre, d’éclairer donc de tous ses feux cette Menorah qui, depuis, est devenue le blason d’Israël, encadrée des deux branches d’olivier qui, miraculeusement pressées d’une main invisible, alimentent d’huile les gobelets où trempent les mèches.

Israël

Nous sommes là au Temple où la lumière doit rayonner. D’ailleurs, l’haftarah qui correspond, et qui reprend la prédication de Zacharie, est lue aussi au moment de Hanoucca, notre fête des lumières où les lampes brillent d’une huile miraculeusement multipliée. C’est ce prophète babylonien au temps de Darius — 520 ans avant l’ère commune — qui, dans sa vision, impose à tout jamais aux yeux d’Israël le chandelier à sept branches et les deux rameaux d’olivier l’approvisionnant en huile, sans nulle intervention humaine :

Je vois un candélabre en or (menorat zahav), avec une coupelle (goulah) sur sa tête. Il y a sept lampes sur lui et sept gobelets (neroteyah) armés de déversoirs (moutsakot) pour les sept lampes qui sont à son sommet (‘al roshah). Il y a aussi deux oliviers (zetim) sur lui (‘aleyah), l’un à droite (mimine) de la coupelle, l’autre sur sa gauche (‘al-smolah).

Dans notre petite province, le kahal קהל (communauté) est de retour, avec un large minyane — qui d’ordinaire n’est pas toujours acquis —, et comme la distanciation impose une relative dispersion, la synagogue semble plus pleine que d’ordinaire. Est-ce parce que tous les visages sont dûment masqués, il se trouve que la bouche recouverte de tissu, dans la crainte sans doute d’étouffer les sons, s’ouvre plus largement sur le chant, et chacun clame plus fort, plus haut que de coutume, et dans une harmonie digne d’un chœur joliment chapitré. Jamais la voix du rabbin n’a mieux retenti dans « le désert de Paran / bamidbar parane », en invitant tout un chacun à « faire monter la lumière bea’alotekha et-hanerot » sur la Menorah. Et s’il est vrai que, au début, les psaumes se distribuent au gré de l’un ou de l’autre, au bout d’un moment c’est à l’unisson que le flot d’Hallelouya est psalmodié. N’est-ce pas ce qu’on nomme la ferveur collective. Toutes les voix, fortement poussées, deviennent des tsiltsele, les fameuses cymbales du psaume 150 et ultime :

Hallelouhou qu’Il soit loué sur les cymbales sonores, Hallelouhou sur les cymbales retentissantes.

Et toutes ces voix s’élevaient avec autant de flamme que les  bouches de feu du Candélabre. Ce chandelier à sept branches que les Hébreux sauveront ensuite de la destruction du 2nd Temple et dont la sculpture sur l’arc de triomphe de Titus, à Rome, perpétue le souvenir, au nez et à la barbe des oppresseurs.

Zacharie, dans sa prophétie prometteuse — sa rêverie, car tous nos prophètes parlent dans le sommeil de la raison en laissant la divinité poser la Parole sur leurs lèvres : Ma ata rohe ? Que vois-tu ? interpelle la Divinité, et la bouche du « Voyant » fait entendre Sa voix —, nous dit bien que la Menorah, en ses flammes dressées autant que les langues de feu qui écrivirent les deux Tables mandataires de Moïse, est promesse de Temple. Le prophète fut, certes, entendu par Cyrus le Grand (dont le regretté Gérard Israël a dressé, naguère, l’éloquent portrait et le panégyrique dans son ouvrage biographique Cyrus le Grand, fondateur de l’empire perse, éditions Fayard, 1987) :

Ainsi autorisa-t-il les déportés de Babylone, notamment les Hébreux, à rentrer dans leur pays, à y construire leurs temples. Ainsi fut rebâtie Jérusalem.

Ce qui n’est, en somme, que la glose de la parole prophétique : « l'Eternel consolera Sion et fera choix de Jérusalem! ». Oui, les Hébreux rentrèrent de leur exil voici 26 siècles pour rebâtir le Temple. Et voilà, pour finir, l’éclat joyeux de Zacharie à sa propre vision :

Et il fit sortir la pierre angulaire sous les acclamations : quelle grâce, quelle grâce !  (traduit par le rabbin Claude Brami) Ve‘otsi et haebene haroshah teshouot ‘hen ‘hen lah ! Merci, merci ! (traduit par Édouard Dhorme dans la Pléiade).

Le déconfinement a permis au Kahal de se retrouver, à la communauté de se reconstituer : dix Juifs se réunissent sous le talith et le Temple est reconstruit.

Albert Bensoussan


Toile d’Élie Sarfati

 

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