
(Contes séfarado-yiddish I)
Quand l’homme pense
Dieu rit…
et le perroquet se balance.
Proverbe yiddish
Quand j’étais au Québec, je vivais à Montréal chez un Israélo-Marocain dont le métier consistait, au sein des yordim — ces « rapatriés » d’Eretz-Israël —, à pacifier et réunir les Séfarades et les Ashkénazes, et donc à transformer leurs bisbilles en bises-bises. Je dédie donc mon conte à Philippe Elharrar, le sage des deux rives, hakham des mellah & shtetl réunis.
Je ne sais si le perroquet qui parle yiddish fait partie du folklore du yiddishland, mais un célèbre écrivain et cinéaste biélorusse, né à Babrouïsk aux rives de la Berezina, et israélien, Efraim Sevela (1928-2010) en a fait un film portant ce titre, en russe : Попугай, говорящий на идиш, Popugáj govorjáščij na idiš, tiré d’un sien recueil de nouvelles éponyme (1982), qui traite avec humour de la vie difficile des Jvifs en Union Soviétique. Ce Sevela, dont l’activité subversive était bien connue chez les Soviets, fut déporté exporté en 1971 en Israël où il participa à la guerre du Kippour, mais son caractère dissident le poussa ensuite à vivre aux États-Unis avant d’aller se faire voir de faire retour en Russie où il se consacra au cinéma et aux lettres. Trois ouvrages de cet écrivain ont paru en français Adieu Israël (1977), Arrêtez l’avion, je veux descendre (1979) et Légendes de la rue des Invalides (1976), ce dernier publié avec une préface du regretté Piotr Rawicz, un jvif de Galicie, qui donna en français, en 1961, le premier roman sur la Shoah : Le sang du ciel, qu’on aurait tort d’oublier. Piotr fut un Grand de ce Monde où je l’ai connu : il faisait encore le baisemain à la russe à toute la rédaction féminine quand moi je n’étais qu’un perroquet payé à la pige[i]…
Ce conte du perroquet qui parlait yiddish est fort connu. Et tiens, voilà cette historiette qui se passe à Brooklyn : là, la vieille Golda, exilée du yiddishland, et même peut-être de Babrouïsk, s’ennuie à mourir et berce sa mélancolie, à la façon d’Aharon Appelfeld[ii] : un gémissement qui dit moins la résignation que la tristesse qui ne peut se taire, moins l’affliction que la nostalgie. Son fils, Moyshele Schmoll, qui vit au Lower East Side, lui offre pour soulager sa déprime, oy v’avoï ! un perroquet à qui il a appris — quoi-quoi d’étonnant ? — la langue de sa yiddishe mame. Ainsi, pense-t-il, elle se sentira moins seule. Quelques jours après, il lui téléphone de l’East River, et lui demande : Alors, mame, comment as-tu trouvé le perroquet ? et elle, d’une voix réconfortée, elle lui répond par ce simple mot : Savoureux !... Blague d’humour typiquement judéo-newyorkais.
Et maintenant, cet autre tour de rire mêlant deux exils parisiens, celui qui sortait du shtetl et celui qui montait du mellah, la rose et le réséda. C’est l’histoire d’un roi du shmatès, mais à la retraite, vieux, veuf et orphelin, en la rie Bonne Nouvelle au cœur du Sentier, qui s’ennuie un peu de cette éternité figée et longuette… surtout sur la fin, comme dit Woody Allan Königsberg, le petit blond du Bronx. Alors, comme tous les vieux Jvifs, peuple mémorieux entre tous, il se rappelle, et pleure et rit :
Eh quoi ! se disait l’ancien shnadè — kessé le tailleur à façon et contrefaçon — je n’ai plus de hut à mettre à ma finger, plus de dé à coudre au bout du doigt. Et même mon haver associé le rav Avrom ben Moyshe Fingerhut, kessé ine lumière kabbalistique, il est mort, Baroukh Dayan Emet. Et moi je sers plus à rien, je suis comme une amonde kessé qu’un noyau, je suis comme le chazane de la shoul qui a perdu sa voix de rossignol, kessé un tsippour… Le bonhomme, dans la fosse de l’ennui, le trou noir du rien faire, se lamentait en yiddish, dans les seuls mots qui ne lui brûlaient pas la langue : A haz’n oun a kôl iz azoï vi a sheps oun vôl
— je traduis pour les ignorants, kessé tous des pov’types : un chantre de synagogue qui n’a plus de voix c’est comme un mouton sans sa laine. Voyez Menashe Kadishman, rien que des brebis tondues il a fait, cet as du pinceau, ce מאלער, pour son malheur.
Et il se souvenait de ses temps de gloire où sa petite échoppe se trouvait coincée entre deux belles vitrines concurrentes, sur les Grands Boulevards, kya tant de choses et tant de choses à voir, et justement on va voir l’astuce de ce prince de la fripe : à main gauche, Sauveur Baranès, le bougnoul rapatrié d’Alger, misère de misère, il a mis pour enseigne ‘’Baranès habille le Tout-Paris’’, à main droite, Makhlouf Khalfa, un émigré du Mzab, kessé jvif quand même, mais noir-noir, cush-cush, avec un rien de suffisance lui il a mis pour enseigne ‘’Au Calife des Tailleurs’’ ; alors le roi du shmatès, ce Leibele Zaludkowski — ké son père c’était le grand chazane litvak de Grodno —, lui il a écrit au fronton de la petite porte de son magasin : ‘’Entrée principale’’, et les clients il en pleuvait, comme des étoiles dans la nuit, kekoïkhovim baloïla — je cite d’oreille… Et voilà et voilà.
Mais on ne va pas en rester là, car l’histoire, qui est un vice sans fin, se poursuit :
Un jour que Leibele revenait de la shoul des Filles du Calvaire, misère de misère, oy v’avoï, souhaitant que quelque chose de merveilleux se produise enfin dans le rouleau tellement quotidien de sa vie morne et monotone, toute pleine de bordam — kessé l’ennui, espèce d’ignares — voilà qu’il passe devant la boutique de l’oiseleur à l’angle de la rie Saint-Fiacre, là où les Nataf de Constantine ont supplanté les Rozenblat de Cracovie, précédents princes du shmatès ; un carrefour dégageant toute cette pish, kessa veut dire que ça puait, et là une voix rauque l’interpelle en yiddish : Quawwwwk… vouss machst di, kessa veut dire : Eh toi, comment tu vas ? Là, bien sûr, Leibele se retourne, le miel dans sa bouche, et derechef il perçoit : Yo, di, meyn fraynd oui, toi, l’ami. Voï voï voï, étonnant, non ? Leibele frotte ses yeux et n’en croit pas ses oznaïm. Les sons sortaient, non pas de la bouche du vendeur, un vieil Arabe coiffé d’une chéchia à gros trous en guise de yarmoulke, mais de la gorge emplumée d’un perroquet vert. À vrai dire, vert-de-gris, car l’animal semblait racorni, avec ses poils rares de barbiche sous le bec crochu. Et voilà qu’il parlait couramment la langue de Yitskhok-Hersh Zynger[iii] et de Cyrille Fleischman[iv].
Alors ce Sidi Lardjouz, kessa veut dire en arabe kessé un zaken aussi croulant que moi, il lui dit : Ontre, Sidi msieu, rigarde li joli proket kiparle kom ti veux. Et le roi du shmatès s’écrie à l’adresse du volatile, en citant ce proverbe archi-connu des gens de Lodz — kessé woutch qu’il faut prononcer — : Haynt roït, morgn toït, comme quoi l’oiseau pouvait faire le malin avec ses plumes de couleur — aujourd’hui rouge —, mais qu’est-ce qu’il croyait, ce sous-paon du pauvre, demain, morgn, il serait zigouillé, toït, trépassé comme celui qui laissa ses plumes chez la vieille Golda. Bref, ils étaient aussi antiques l’un que l’autre, sauf que la longévité du perroquet étant avérée, ce dernier avait l’air centenaire. Poursuivons… :
— Vouss ? Di kenst redn yiddish ? kessa veut dire : Quoi ? Tu sais parler le yiddish ? lui lance le perroquet en se dressant sur ses ergots. Il n’en fallut pas plus pour que, sans barguigner, Leibele allonge les cinq (dans ton œil) cent vingt-six euros affichés sous la patte du perroquet vert caca d’oie, qu’il emporte tout aussitôt, en équilibre sur son épaule. Et comme il aime flâner par les Grands Boulevards, kya tant de choses, tant de choses à voir — comme il dit Francis Lemarque[v], kessé qu’un p’tit jvif appelé pour de vrai Nathan Korb, et son grand-père aussi était litvak —, Leibele regagne son gîte solitaire en la rie Bonne Nouvelle. Dans le silence de sa solitude, il lui arrivait de dire en touchant au port, à la mezouza et à sa דלת — kessé la porte, la deleth —: Pas de nouvelle, bonne nouvelle, qu’il traduisait en yiddish approximatif : shvaygn iz git, redn iz noch bessè, mais pour ceux qui n’ont pas accès au bonheur qui est dans le yiddishe shprach je transcris au plus près du pré : Se taire c’est bon, parler c’est encore mieux.
Et voilà notre Leibele ravi par la voix rauque, pure galitzer, de l’emplumé. Il l’a posé dans son salon en lui ménageant un magnifique perchoir : le dossier de sa plus haute chaise — celle du prophète Élie le jour du shabbès —, et la paille du siège pour les déjections — drek, qu’on dit en se pinçant le nez. Et la conversation commence, s’emballe, n’en finit plus, du soir au matin, et toutes les nuits cet homme insomniaque parle en yiddish avec son perroquet qui, par chance, est aussi un animal qui ne ferme jamais l’œil. Un soir même le perroquet lui a chanté, à s’en écorcher les cordes, יידישע-מאמע ; il fallait l’entendre moduler ce verbe d’or A Yiddishe Mame, es gibt nisht besser oif der velt — à quoi ça sert de traduire ? tu entends, tu aimes et tu pleures. Alors le vieux Leibele lui a parlé des siens, qui sont tous au cimetière de Bagneux, son vieux fater, parce qu’il a eu une crise cardiaque en recevant une lettre d’amour et de redressement de son Trésor, sa Mame, qui avait aussi le cœur fragile depuis les dernières rafles, et surtout Ruchel, kessé la prinelle de ses yeux, et qui est morte en couches avec le pauvre petit Yankele qui n’a pas survécu, misère de misère, oy v’avoï ! Il parle de tout ce qui lui tient à l’âme ou lui retourne le kir, das Herz, et le perroquet, qui n’a pas grand-chose à dire sur sa piotr piètre biographie, évoque pour sa part un père parlementant au perchoir, une moutère enchaînée aux tâches ménagères, et lui… déchaîné comme un avocassier qui gagne toujours ses procès en clamant à tout vent : On ne paye qu’à la victoire ! Et il ponctue sa péroraison perroqueuse de Riboyné chel oïleume — en hébreu naturel : רבונו־של־עולם , Maître de l’univers…
Au fil des nuits papoteuses Leibele devait apprendre que son ara arabe avait, en fait, appartenu dans le très longtemps d’autrefois, et bien avant la Déportation et la Shoah, à un חכם du ghetto de Josefov à Praha, un véritable hokhem attick qui se réclamait du Maharal de Prague et l’avait éduqué ni plus ni moins que le Rav Loew en avait fait de son Golem, en lui apprenant tous les gestes et tous les rites du שולחן־ערוך Choul’hane ‘aroukh de Moyshe Isserles. Sans lui imposer, comme le précédent, la tâche dégradante de balayer la shoul. Et surtout il lui avait enseigné לשון־הקודש leshon haqodesh, la langue véhiculaire de Prague à Lodz et de Czernowitz à Wilno, le yiddishland, quoi ! Et l’oiseau vert ne manquait jamais de prononcer le Boreï peri Ogofeïne en approchant son bec du godet où Leibele déposait ine goutte du vin du qiddoush.
Quand ils ont eu épuisé les provisions de cacahuètes et de pickelfleisch du bonhomme, ça tombait bien, c’était Tich’a Beav, et les deux compères ont jeûné en se lamentant sur la destruction du Temple, le ghetto de Warszawa, le mur des Lamentations et l’exil de Sion. Peu à peu la religion fortifie leur amitié : chaque matin Leibele met ses tephillines en jetant son châle de taliss conjointement sur ses épaules et les plumes de l’oiseau, qui ne manque jamais de baisser la tête au Chemo Itsroyel en se voilant les yeux sous sa patte, et c’est toujours lui qui tient le plus longtemps, et dans l’extrême aigu, la dernière note de l’invocation : אחד Echoïd… Car voyez-vous, ce perroquet, qui maintenant se fait appeler Tsippour, est capable comme tout bon mensch, de faire ses prières et de davenen en se balançant sur son perchoir. Oïmain.
Et puis l’année juive touche à son terme et advient Rosh Hachana. Alors Tsippour demande à Leibele de le prendre sur son épaule et de le mener au Bes Midresh car il veut entendre sonner le chofar. Les voilà déambulant dans la rie des Filles du Calvaire sur le chemin de la shoul, et tous deux se présentent à l’entrée. Le perroquet avance sa patte griffue et embrasse la mezouza en s’écriant Ma tovoy oaleykha Yankele… Il n’en faut pas plus pour qu’on lui permette de s’avancer jusqu’à l’eykhol et voilà qu’il se produit quelque chose d’étonnant à l’heure des enchères : Leibele parie que son emplumé de haver jvif est capable de davenen comme tout un chacun, et le fait est que le perroquet se balance élégamment. Le shamess retient de mémoire les centaines d’euros qui s’amoncellent dans la corbeille virtuelle, et lorsque la somme paraît suffisante au קהל kóol, alors celui-ci d’une seule voix s’écrie : Allez, le perroqueux, fais-nous ta prière et qu’on entende ta voix. Mais voyez, ce que sont les caprices d’un oiseau, fût-il apprenti mensch, le voilà muet comme une carpe à la juive et têtu comme ine moule — sauf votre respect. Et Leibele, affolé, a beau lui souffler daven… daven…, prie donc… prie donc…, rien n’y fait, Tsippour s’en balance et reste coi de bec… ce qui fait que Leibele en perd tous les paris dont il voulait faire ses orges.
De retour à la maison, sa colère éclate en reposant brutalement l’oiseau sur son perchoir : tu m’as bien eu, salaud, Oï oï oï vaï iz mir ! kessa veut dire que le malheur est tombé sur ma tête, trois fois hélas ! Quel באלאגאן balagan [vi] tu nous as fait ! Mais le perroquet, imperturbable, se met à fredonner la vieille berceuse qui tant enchantait Élie Wiesel[vii] quand il était gosse : Shlof shlof shlof mayn kindele … Dors dors dors mon petit. Quelle impudence ! La houtzpa à plumes de cet enfoiré ! Leibele l’aurait étranglé, l’aurait même mangé tout cru comme elle a fait la Golda meshuga de Brooklyn, et peut-être même a-t-il avancé ses deux mains griffues sans fingerhut, ses dés à coudre. Mais alors là, Tsippour l’arrête et d’un œil coquin, kessé le shmol de gauche, שמאל le porte-malheur, voilà qu’il lui lance en se gaussant sur son perchoir et hochant la tête :
— Te fais pas plus bête que t’es, shlemiel à la con, meshugué à lier, yom-yom יום־יום ils ont bien rigolé de toi à la shoul, mais Lachen mit yash rira bien qui rira le dernier, dans dix jours, aux enchères de Kippour, quand ils vont encore parier sur moi, pense un peu à tous les zouzim qu’on va leur piquer !
Et toi, l’ami, bonsoir et à la revoyure, ou comme on disait au shtetl[viii], et comme dit l’homme de la terre, haver Erdreich : Zaï gezint !…
P/O Avrom Ben Schmuyle
פּאָסצקריפּטום kessé post-scriptum : le yiddish hésitant et parfois fautif est le fait du locuteur. Quand même, c’est un perroquet qui parle ! Ness gadol נסיים miracle mirifique !
[i] Alors qu’il baisait la main de la patronne Jacqueline Piatier, le piètre pigiste que j’étais a lancé un clin d’œil à Françoise Wagener, belle entre les belles : me voilà piotr et j’en suis rawicz. On lira de lui La gueule de bois, car cet homme je l’ai aimé.
[ii] D’Aharon Appelfeld, né à Czernowitz en Bucovine, on lira L'Amour, soudain, car cet homme je l’ai aimé.
[iii] D’Isaac Bashevis Singer, pur Pollack, on lira Shosha, car cet homme je l’ai aimé.
[iv] De Cyrille Fleischman, que son père avait caché aux nazis derrière la shoul de la rue des Écouffes, on lira Rendez-vous au métro Saint-Paul, car cet homme je l’ai aimé.
[v] De Francis Lemarque, dont la maman, Rosa Edelman, était née en Lituanie, et le papa fut soldat du tsar, on écoutera À Paris quand un amour fleurit ça fait pendant des semaines deux cœurs qui se sourient tout ça parce qu’ils s’aiment, car cet homme je l’ai aimé.
[vi] De Marceline Rozenberg, alias Loridan-Ivens, pure Pollack, auteure de Ma vie balagan, on lira L’amour après, car cette femme je l’ai aimée.
[vii] D’Éliézer Wiesel, le hassid de Transylvanie, on lira Cœur ouvert, car cet homme je l’ai aimé.
[viii] Du shtetl au mellah, et dans tous nos exils, tous ces Juifs je les ai aimés.