
Puisqu’on entre dans Tichri, le mois où tout commence et tout recommence, il me plaît de revenir à la mémoire première, cette mémoire inconsciente de l’enfant nouvellement né qui, passé une première semaine, entre dans la communauté du judaïsme au huitième jour.
Bien sûr, nul n’en garde le souvenir, sinon dans les profondeurs cérébrales. Moi, je sais que je n’ai jamais assisté à une Brit Milah sans une intense émotion et la montée des larmes. Était-ce mémoire de ma mère, recluse dans la chambre d’à côté tandis que son bébé était « raccourci » sur le fauteuil du prophète Élie ? Mertem, disait-elle en arabe. Et un jour où, dans la tourmente antisémite, on lui jetait à la face le meurtre déicide et la responsabilité collective des Juifs, elle s’en était défaussée en revendiquant pour l’enfant Jésus une totale appartenance judaïque. « Et d’abord, disait-elle, votre Jésus, il était mertem », il était coupé, n’est-ce pas ?
J’en viens à ma seule expérience de Brit Milah, celle de mon neveu Jean, fils de ma sœur Estelle et d’Eugène/Eliyaou Khalfa. Et voilà, je fus son « parrain », comme on disait. Ma sœur, qui avait épousé ce beau jeune homme de Djelfa, appartenant à la grande communauté des Juifs du Mzab, avait vécu, aux premiers temps de son mariage, à Djelfa, jusqu’à la perte de son premier enfant, une petite Nicole décédée au lendemain de sa naissance. Ma sœur, folle de chagrin, était revenue à Alger et une seconde grossesse la fit accoucher, chez nous, à la clinique Lavernhe. Eugène, son mari, était resté au village, où il s’occupait de la boutique, un vaste bazar qui faisait toute la fortune des Khalfa. Ce matin du 31 décembre, ma sœur perdit les eaux et ma mère me confia le soin — j’avais tout juste vingt-et-un ans — d’accompagner ma sœur à la clinique, en tenant sa petite valise de parturiente. Les choses allèrent bon train, j’étais dans la chambre de clinique et ma sœur dans la salle de travail, comme on dit : et puis, tout soudain, avant midi, la sage-femme est entrée pour me dire : « Le bébé est né, votre fils vient d’arriver ». Elle m’avait pris, moi le frère, pour le mari de ma sœur. C’est donc moi qui, le premier, ai vu mon neveu et ai souri à sa frimousse. Huit jours après, ma sœur voulut que je tienne les cuisses de l’enfant pour sa circoncision. Sauf que j’étais bien jeune pour ce poste d’honneur qu’occupe dans la tradition juive le parrain, qu’on appelle le sandaq סנדק , littéralement le « compagnon », et c’est donc l’arrière-grand-père qui fut commis pour s’asseoir sur le fauteuil d’Élie, à Alger.
Mais « papa Yok », ainsi que l’appelait Eugène, son petit-fils, voulant dire ainsi dans son langage bébé « papa l’autre »/« papa Lot », de son vrai nom Abraham Khalfa, et qu’on appelait aussi par le diminutif « Bahé », était déjà un grand vieillard. Tout petit, je me rappelle, j’aimais accompagner Papa Yok au marché de Djelfa où le bonhomme jetait une natte par terre sur laquelle il disposait un davier et une bouteille d’anisette : oui, il était dentiste, disons plutôt arracheur de dents, sur ce grand centre du Mzab. Et donc, mon rôle de sandak, sans l’être vraiment, consista, pour faire plaisir à Estelle, à me tenir derrière Bahé, derrière le fauteuil d’Élie, de tendre mes bras entourant et la chaise et le vrai sandak, et de tenir bien écartées les petites jambes de cet adorable bébé qui avait ouvert ses yeux sur mes yeux. J’étais écartelé, j’étirais mes bras le plus possible, et mes mains vaillantes recouvraient les mains tremblantes de l’arrière-grand-père de mon neveu. Et donc, je n’ai rien vu, mais j’ai bien entendu la voix mélodieuse, rassurante, la voix bénie du mohel, qui n’était nul autre que le rabbin Abib. Le rabbin André Haïm Abib (z’l) avait le privilège d’avoir succédé au rabbin Dadouche, celui qui m’avait circoncis, ainsi que tous mes petits camarades de l’Alliance Israélite de Bab-el-Oued, les Zenouda, Darmon, Oualid, Ayoun… Le rabbin Abib était un homme élégant, affable, une lumière du judaïsme algérois, et tout le monde l’aimait. Il prit, comme tant d’autres, le bateau des réprouvés en 1962 et s’installa à Marseille où il fut encore rabbin, jusqu’à ce qu’un accident de la circulation lui coûte la vie en 1963. Mais là, dans ma mémoire, c’est sa voix que j’entends, si douce, et traînant interminablement sur le mot le plus important de la bénédiction : ‘al hamilah על־המילה. Cet « ah » comme un long soupir, comme le souffle de vie qui déjà gonflait les poumons de l’enfant. « Vous retrancherez la chair de votre excroissance, et ce sera un symbole d'alliance entre moi et vous »(Berechit, 17-11), c’est de là que tout est parti, de cette paracha majeure de la Torah, Le’h-le’ha (« va pour toi », en hébreu לך לך, qu’on peut aussi bien comprendre comme « va-va », pur dynamisme de l’homme qui marche — ici, Abraham, le premier nomade de l’histoire des Hébreux —, belle définition du judaïsme, la religion la moins statique qui soit, et donc c’est de ce verbe hébraïque conjugué ounemaltem וּנְמַלְתֶּם = « et vous retrancherez », que tout commence pour l’enfant juif qui entre dans la vie, huit jours après sa naissance, et reçoit là son nom, le vrai, son nom (chez nous) caché. Et mon neveu Jean, au fait, comment fut-il appelé ? Il ne s’en souvient pas — c’est l’un des travers de l’exil et de l’écroulement de notre société patriarcale —, et moi je n’ai pas entendu, comme il se doit, son père le nommer en hébreu, moi caché derrière le fauteuil du prophète Élie, moi tremblant d’émotion, moi noyé de larmes. Mais au fond de mon esprit, je me dis que, forcément, il a dû recevoir le nom de son sandak primordial, Abraham (Khalfa) qui est aussi le nom de son sandak second (אברהם־בן־שושן). Oui, Abraham. Et d’ailleurs mon neveu, qui a tant bourlingué, d’Algérie et de France, d’Amérique et d’Angleterre (il est professeur à Cambridge), et d’Israël où il a pris épouse, en digne descendant de notre patriarche, est un vrai nomade. Qu’il soit inscrit, comme nous tous, comme vous tous, sur le livre de la vie.
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Albert Bensoussan