
Le deuxième livre de Moïse, appelé en français Exode — dont le noyau dur est la sortie d’Égypte pour une errance qui va durer 40 ans dans le désert du Sinaï — porte en hébreu le titre de Chemot שמות (Noms), ce qui conduit à réfléchir sur la notion nominale.
Qu’est-ce que nommer ? C’est apprivoiser ce qui nous entoure ou qui peuple notre esprit. Nommer c’est emprisonner une réalité dans un espace vocalique. Je dis chat 'hatoul חתול et l’animal est dedans et miaulant ; je dis j’aime ani-ohev אני-אוהב et me voilà pris aux rets / prisonnier / pris dans le cercle ardent de l’amour ; je dis big-bang béréchit-bara בראשית־ברא et le mystère cosmique est cerné. On ne peut parler sans gravité, car chaque mot pèse d'un grand poids, chaque parole fondatrice. Le grand Jorge Luis Borges, familier de la Kabbale et de Gershom Sholem, nous le résume magnifiquement :
Dans les lettres du mot rose est la rose
et le Nil tout entier dans le mot Nil.
Que fait le premier homme au sortir de l’Éden, d’où il est expulsé pour avoir touché indûment à l’arbre de la connaissance – 'etz hada'at עץ־הדעת ? Il nomme – yiqra יקרא – tout ce que voient ses yeux, et de la sorte s’empare de son domaine : il prend possession du monde. Le mot le rend propriétaire – ainsi entre-t-il en possession de la femme, qui vient d'être sectionnée de son flanc, en la nommant femme isha אשה puisque façonnée à partir de homme ish איש, puis il la désignera, après l'expulsion du jardin d'Éden et l'entrée dans la vie terrestre, d'un nom personnel : Ève 'Hava חוה ainsi nommée parce qu'elle est notre mère à tous, la mère de tout ce qui vit – kol-'hay כל־חי. On notera ici le lien entre 'hava et 'hay : il tient dans cette seule lettre 'h – 'het, évocatrice de bruissement, de frottement, de ce qui se fabrique. Ainsi, le mot désigne une existence, une contingence, une qualité, une fonction, une origine, et se rattache étroitement à la Création au sortir du tohu-bohu תהו־ובהו. C'est pourquoi à chaque être créé, à chaque entrée dans le monde et la vie, correspond une nomination – que les chrétiens appellent baptême (du grec βαπτίζειν baptizein qui signifie immersion dans l'eau) et les Juifs brit milah ברית־מילה (littéralement alliance par la circoncision) pour un garçon et zeved habat זבד־הבת (littéralement don d'une fille) pour une fille.
Moïse qui vient d’avoir un enfant loin de sa terre natale, l’Égypte, et qui a épousé une femme madianite, Tsipora, va nommer son fils Gershom, autrement dit l’étranger – littéralement ger sham גר שם : étranger là. Cet homme-là sera partout défini comme étranger. Lorsque je lis le livre (Meguila) d’Esther, et entends répéter 26 fois le nom Shoushan – Suse – qui est le lieu où se déroule cette histoire, je ne peux que penser que mon très lointain ancêtre, probable compagnon de Mardochée מרדכי, fut désigné par la ville où il s’était établi, dans l’exil babylonien, là où se dressera le palais de Darius, et qui s'appelle aujourd'hui encore Shush.
Shush
À tout jamais cette descendance, à laquelle j’appartiens, se définit donc comme « qui est originaire de Suse », et me voilà investi fils — ben — de Shush / Shoushan. Cette nomination est, on le voit, réductrice. Chacun est prisonnier de son nom… quoiqu’il ait toujours la libert d’en changer (sauf qu’il se trouvera bien quelqu’un de mal intentionné pour révéler au grand jour son identité véritable, et jugée peut-être infamante). Le nom est une chaîne. Qui es-tu, toi, et comment t’appelles-tu ? Telle est l’inévitable question que nous posons en rencontrant quelqu’un que nous ne connaissons pas. Car le nom, en dissipant l’inconnu et la peur qu’il entraîne, nous rassure en nous rétablissant sur le sol ferme de la réalité.
Abordons maintenant le chapitre 3 de Chemot. Moïse qui a fui l’Égypte après avoir tué un Égyptien brutal, et trouvé refuge au pays de Madian, non loin de la Mer de Sel ים־המלח, et qui semble établi dans une vie désormais sédentaire auprès de son beau-père Jethro יתרו, voit sa vie bouleversée par une vision de feu. C’est l’épisode fondateur du buisson – séné סנה bo’er בער – ardent. Le voilà s’approchant, fasciné par ce feu qui brûle sans se consumer, et contraint de se déchausser, car une voix lui dit qu’il foule une terre sainte. Qui parle ? Celui qui se présente à lui comme « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » — et notons que cette formule de nomination revient plusieurs fois au cours de ce chapitre. Cette voix — d‘un Être invisible et effrayant (Moïse se couvre le visage pour ne pas Le regarder) — lui confie une mission : celle de faire sortir le peuple hébreu de la presqu’île de Goshen — ce territoire égyptien qui fut donné par le Pharaon à son ministre Joseph et à sa descendance pour prix de services rendus — où désormais la minorité hébreue de la population égyptienne se trouve discriminée et asservie. Pourquoi lui, Moïse ? Eh bien, parce qu’il est égyptien lui-même, élevé à la Cour par la fille de Pharaon qui l'a sauvé des eaux, lui a donné son nom – Moshé משה , ainsi appelé « parce que je l'ai retiré – משיתהו méchitihou – des eaux », dit-elle. Il est donc le mieux placé, lui qui eut rang de prince, pour mener à bien cette tâche. Le salut du peuple hébreu va dépendre de lui. Moïse se voit contraint d’accepter, mais il se pose la question que son peuple (le plus questionneur qui soit !) ne manquera pas de formuler : qui est celui qui t’a donné cet ordre, et voilà la phrase clé du texte : Ma chemo מה־שמו : Quel est son nom ?
La réponse qui suit nous apparaît comme un tour de langage, peut-être un jeu de mots, ou une probable pirouette : ehyé asher ehyé אהיה־אשר־אהיה qu’on a traduit par « Je suis qui Je suis », ou, plus juste grammaticalement, « Je serai qui Je serai » — ce futur traduisant une essence divine qui ne saurait se figer dans un présent forcément éphémère ou passager, mais qui se perd dans un lointain indéfini et infini. Les Kabbalistes tenteront de définir la divinité par l’heureuse expression Ein-Sof אין סוף, le « Sans-limite ». Il y a dans le pseudo choisi par la voix s’adressant à Moïse la racine « vie » qu’on retrouvera également dans le tétragramme יהוה, que l’on a parfois interprété comme « Celui qui vivra ». On est toujours dans ce même nom qui n’en est pas un. Une impossible nomination.
On nous dit que le Grand-prêtre du Temple de Jérusalem, lorsqu’il pénétrait dans le Saint des Saints, prononçait, lui tout seul, à qui l’on avait transmis ce secret, le nom de Dieu. Mais peut-être ne s’agissait-il pas du nom véritable de Dieu, plutôt d’une formule permettant un contact avec le divin. En effet, le nom, ainsi qu'on l'a vu, ne peut être que contingence, alors que la divinité ne saurait être qu’essence. Dieu est le seul Être, car le seul à être – mais l'on peut aussi bien le définir comme le seul à ne pas être, car il est au-delà de l'être, de l'existence, et nous, misérables créatures dans un monde non moins misérable qui n’est que chaos passagèrement organisé, éphémèrement équilibré, nous ne sommes rien — notons que le mot rien, étymologiquement, n’a pas de sens négatif, et qu’il désigne seulement une chose : res en latin, en hébreu davar, d’où l’expression choum davar שום דבר qui correspond à notre « rien du tout ».
Les hommes alors tenteront de nommer Dieu par ces qualités ou vertus qui correspondent à leurs propres aspirations : Miséricordieux רחום Ra’houm, Dieu des armées צבאות Tsebaoth, Compatissant חנון 'Hanoun, Protecteur שדי Shaddaï, etc… Ce sont là les attributs contingents de celui qui ne saurait se définir que comme Éternel et qui, n'ayant pas de nom, est paradoxalement appelé par les croyants השם Hachem « le Nom », mais en disant « le Nom », justement ils ne le disent pas. Alors Moshé ira rejoindre son peuple et lui dira que « Mon Maître-Tétragramme » (imprononçable) va les guider hors de la maison d’esclavage et qu’Il a choisi ces Hébreux עברים (étymologiquement, gens de passage) pour en faire les dépositaires de Sa Loi. Dès lors le nomadisme est en route. Si celui du peuple hébreu semble avoir été interrompu à plusieurs reprises dans l’histoire par l’établissement d'un État-Nation, et en 1948 d'un État reconnu — par l’ONU, bien que toujours contesté par d’aucuns —, le nomadisme de la pensée, lui, n’a jamais cessé et rien ne l’arrêtera. Tant il est vrai que le croyant en cette Loi – Torah תורה – ne sera jamais qu’un talmid תלמיד, un scribe accompli (et non un scribe accroupi, célèbre sculpture égyptienne qu'on peut voir au Louvre), un être studieux, un étudiant permanent qui, certes, n’accèdera jamais au Savoir suprême – arbre interdit dès la Création –, au demeurant inaccessible, mais qui, comme le mythique Sisyphe roulant indéfiniment son rocher, ne sera jamais découragé, rétrograde ou inactif. Ainsi va la Science aujourd’hui, pour incertaine qu’elle apparaisse, jamais attardée et toujours progressant. Perpétuellement en avant, dans ce futur illimité par lequel se définissait la divinité, et cette gnose sans fin. Tout comme le Sage accumulant le savoir et pourtant déclarant au terme de sa vie d’étude qu’il sait seulement qu’il ne sait rien. De Socrate ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα én oïda óti oudèn oïda – maxime enregistrée par le scribe Platon –, à Montaigne et son célèbre constat : Que sais-je ? Ce rien, ce davar, cette parole dans le vide qui pourtant ne cesse de retentir, de dire le monde, et de nous retenir dans sa vaine nomination.
Le Buisson Ardent
« Moïse est ébloui par le « buisson ardent » qui brûle sans se consumer. Il se trouve présent devant la force morale invisible qui accompagnera le peuple juif durant son exode à travers les temps. Du tronc, dix branches sèches se détachent et désignent les tribus disparues. Le centre paraît vide et pourtant il vit. De ce centre coule un « cours d’eau » qui se divise en deux ruisseaux différents qui désignent les nouvelles religions qui baigneront dans le sang plus loin. Éparpillés tout autour on voit les symboles des puissances disparues. Au premier plan la destruction du Temple n’arrête pas la vie de l’arbre et l’arbre continue à bourgeonner. Les colonnes de fumée rappellent tous les genres de souffrances. Et enfin tout en haut le feu des guerres actuelles n’éteint pas la vie de cet arbre qui représente le peuple juif. Il survivra malgré toutes les flammes comme le « buisson » grâce à sa force spirituelle. » (Élie Sarfati)
Séné bo’er, peinture d’Élie Sarfati (SAR’EL)
Cette peinture relève du symbolisme cher à Sar’el. L’image du buisson ardent fait naître chez lui toute une vision philosophique et historique du judaïsme. Il y a d’abord ce premier plan fait d’empilement de pierres, de ruines du temple, avec ses colonnes brisées et à terre, de tache rouge qui figure le sang, issu des racines de l’arbre.
L’arbre, en fait, est triple, il est d’abord ce tronc desséché qui perd son écorce, planté sur un champ de ruines, et d’où partent ces branches coudées et sèches. Puis il est feu, il est ce buisson ardent au feu éternel et qui ne se consume jamais, au sommet du tronc, indifférent à ce qui est sous lui ou à ses pieds : le feu est le verbe de D.ieu que rien ne peut empêcher d’éclairer et de se diffuser. Et puis l’arbre, de façon étonnante, vu son tronc et sa base catastrophique, est tout verdoyant au sommet ; le vert qu’a utilisé le peintre est d’une extrême fraîcheur, celle d’un éternel printemps, malgré les nuées et les fumées dégagées sous lui, malgré ce rougeoiement du ciel. Bien sûr, la parole divine, indifférente aux guerres des hommes et à la succession des empires et des avatars de l’histoire, brûle éternellement, et son feu est propice à ce printemps qui couronne cet arbre et ce paysage si piteusement dégradés.
On voit bien, par ailleurs, l’eau couler de cet arbre et ces deux rameaux liquides qui vont se perdre entre les monts de Judée, les irriguant puissamment, avec cette promesse de terre de lait et de miel, que D.ieu va promettre à Moïse et à son peuple.
Albert Bensoussan