Rachel Shalita : L’ours qui cache la forêt

Rachel Shalita : L’ours qui cache la forêt

La romancière israélienne Rachel Shalita est bien connue du lecteur français depuis qu’elle a obtenu le prix Wizo 2016 pour Comme deux sœurs. Elle nous revient aujourd’hui avec un récit ambitieux et touchant, L’ours qui cache la forêt (traduit de l’hébreu par Gilles Rozier, éditions de l’Antilope, 2019, 328 p., 22,50 €), dont le titre original – dovim véyaar signifie « des ours et la forêt », mais on n’y trouvera pas d’ours, sauf au plus profond de l’Amérique du Nord et seulement en forêt.

Rachel Shalita : L’ours qui cache la forêtUne forêt irréelle et fantasmée dans un récit qui allie et oppose la terre d’Israël et la province américaine de la Nouvelle-Angleterre et du Massachusetts où vit toute une colonie de yordim, ceux qui ont « émigré » de la terre promise pour les États-Unis.

À l’instar du roman précédent, non plus deux, mais trois protagonistes femmes occupent le devant de la scène et se rejoignent dans une intrigue essentiellement psychologique, comme l’affectionne l’actuelle production israélienne, émanant surtout des plumes féminines. Une psychologie fouillée qui mêle les déboires des couples, le difficile amour, le rude compagnonnage et les incertitudes psychiques. S’il faut chercher un vecteur à ce récit qui mêle une dizaine de personnages qui finissent, accidentellement, par se croiser, c’est le terme de désabusement ou de désillusion qui vient à l’esprit. Tous ces gens qui ont quitté Israël, et certains sont des héros de Tsahal, entretiennent un rapport de nostalgie ou de culpabilité. Ainsi ce vieux guerrier tient à allumer les nerot de Chabbat pour garder malgré tout un lien avec son passé. Et ici le terme d’exil prend un tout autre sens, puisqu’ils ont quitté ce pourquoi ils avaient vécu et combattu : Eretz-Israël.

De là un déséquilibre affectif qui prend de multiples formes : tout le monde ici est en souffrance – la thérapeute pour couples en difficultés qui est elle-même séparée, l’enfant inadapté, la jeune fille amoureuse de son papa, reparti, lui, en Israël, et qui ne sait plus où est sa place, le garçon psychotique qui fait des fugues, la veuve éplorée qui ne sait plus pourquoi elle reste encore dans cette foutue Amérique, la jeune femme qui cherche à s’isoler en louant une chambre, « pour écrire », dit-elle, mais elle n’a encore jamais rien écrit… Et pas mal de « cinglés, dfukim »… Et puis la forêt, celle que l’on recherche,  celle où l’on se perd, celle où l’on s’abrite, comme cette enfant qui se cache dans une espèce de nid construit en haut d’un arbre. L’arbre, on le sait, est l’un des symboles d’Israël, Etz Haïm, « arbre de vie », et donc on plante là-bas, on recrée la forêt au milieu des sables avec le triste rappel du shtetl des ancêtres et des sombres Carpates. Sauf que les Arabes sont des incendiaires, comme on l’a vu dernièrement à la frontière de Gaza : « Les Arabes brûlaient les forêts des Juifs sous prétexte que l’idée de forêt leur était étrangère et qu’ils voulaient se venger ». « Shalom laolam », paix sur le monde, implore l’Israélien. Le feu, justement, clôt le récit, et c’est l’incendie accidentel et dramatique du Carmel, en 2010, le plus meurtrier de l’Israël, dont on suit la progression sur l’écran de télé du côté de Boston, et qui, dans l’esprit de la dernière femme, significativement nommée Zohar, devient la seule forme – métaphorique − de catharsis ou de salut :

Des flammes… effleurent la grande fenêtre, elles se répandent en lignes fines sur le tapis et encerclent le lit. Zohar est debout au milieu de la pièce, cernée par les flammes, le visage écarlate. Elle n’a pas peur. Le feu l’assiège, les flammes l’enveloppent, elles emplissent la pièce, la maison entière, on ne voit plus rien, le monde n’est plus que rouge, il flambe…

Dans ce conte qui a toute l’allure d’une métaphore, les personnages sont pris entre deux rêves, le rêve américain et le rêve de la terre promise, l’un et l’autre avortés. Avec grand talent et une maîtrise remarquable de l’intrigue, qui fait qu’on lit ce roman d’une seule traite, Rachel Shalita, à partir des petits riens qui composent le quotidien de tout un chacun et qu’elle amplifie jusqu’à en faire une fresque romanesque, nous donne, là encore, un récit plein de justesse, d’émotion et de mélancolie.

Albert BENSOUSSAN

 

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