Un kaddish pour Amos Oz עמוס־עוז (z’l’)

Un kaddish pour Amos Oz עמוס־עוז (z’l’)

En examinant tout du long son engagement littéraire, social et politique, je n’ai jamais pensé à Amos Oz qu’en entendant résonner à mes oreilles le chant de David raccompagnant la Torah jusqu’à l’arche sainte et rappelant que la puissance divine accorde la force – oz en hébreu − à son peuple qu’il bénit  dans et par la paix. Car Amos qui était né Klausner et avait choisi de s’appeler Oz pensait et savait que c’est par et dans la paix avec ses voisins, avec les Palestiniens − en se rappelant qu’on appelait palestiniens les Juifs du Yichouv et leurs enfants dont il était quand il naquit en 1939 à Jérusalem −, qu’Israël, sa patrie, pour laquelle il avait pris les armes et s’était battu pendant la Guerre des Six Jours, puiserait sa force et son salut.

Dans le même temps, Amos Oz est devenu l’un des meilleurs hérauts de la langue hébraïque. Je me souviens du jeune Juif de diaspora que j’étais découvrant la terre d’Israël et s’émerveillant d’une renaissance qui, d’un coup de baguette magique, faisait revivre la langue des Prophètes et inscrivait la saga des nomades du Sinaï et de la Galout dans l’éternité d’une patrie : Eretz Israël. Là, partout, dans le moindre édifice ou édicule, sur toutes les façades et sur toutes les enseignes, les lettres de la Torah et du Tanakh secouaient mon cœur et me faisaient pleurer. Et puis, aux côtés de quelques autres, Amichaï, Appelfeld, Shahar ou Yehoshua, un écrivain prodigieux surgissait, plein de séduction et de force et je voyais là, en lui, le « Magicien d’Oz » qui transportait − dans le célèbre roman américain écrit en 1900, et que sa mère, professeure de littérature, avait dû lui faire lire − son lecteur dans ce pays merveilleux, parfaite utopie, comme le fut Israël en renaissant des cendres crématoires. Amos Oz fut, justement, le meilleur dispensateur du lait et du miel de ces promesses, et toute la langue hébraïque, par sa voix, recouvrait sa dignité, sa splendeur. Qu’on se reporte aux huit nouvelles d’Entre amis (2013), chacune est un joyau d’écriture, un chef d’œuvre. Le miracle s’appelait Une histoire d’amour et de ténèbres, qui racontait, en 2004, à sa manière l’errance juive lituanienne de son père, la naissance du jeune sabra dont la famille était, là-bas, partie en fumée, ou avait péri dans un de ces terribles pogromes en Ukraine d’où provenait sa mère, un miracle à Jérusalem, celui de cet enfant que son père menait à la porte du plus grand des poètes, Samuel Agnon, et qui allait dérouler, à son tour, une parole de feu et de lumière qui s’impose, maintenant qu’il n’est plus, comme le testament, non pas d’un « poète assassiné » comme le voulait Élie Wiesel, tout pénétré de la Shoah, mais du meilleur barde d’Israël, la patrie renaissante. Amant d’Israël, héritier des Hovevei Tsiyon, sioniste d’amour, il aura sa vie durant lutté pour la permanence et l’épanouissement de sa terre retrouvée, sa patrie menacée, en traçant, nouveau prophète, par la force de son verbe, la route d’un Israël accompli. Jusqu’à y laisser ses forces, et sans jamais perdre sa foi en l’homme.

Amos OZSauf que le destin des utopies – un mot qui ne signifie rien d‘autre que le lieu de nulle part – est de ne pas tenir leurs promesses. Et je me rappelle, chez nous, Alain Krivine raccrochant ses gants trotskistes en décrétant la mort des utopies. Alors qu’en était-il, pour Amos Oz, de la Terre Promise et des grandes promesses inscrites dans le livre ?  Dans un de ses récits les plus légendaires, Soudain dans la forêt profonde  (2006), les animaux ont disparu, tous, et les humains, qui veulent croire encore à la vie, imitent leurs cris et leurs chants pour se bercer d’illusion, mais rien n’y fait et l’Éden, niché au fond des ténèbres, demeure impénétrable, inaccessible, vision et rêve d’enfant. Si sa mère n’a pu supporter cette désillusion et quelques autres déboires, en se suicidant alors qu’Amos n’a que douze ans, l’enfant tente de se prendre en main et, tournant le dos à cette ville de Jérusalem, que finalement il n’aima jamais, car haut lieu de tous les fanatismes, le voilà bâtissant une existence autre, utopique à souhait, chimérique aussi, au kibboutz Houlda où il va vivre de nombreuses années et où, désormais, repose sa dépouille. Le kibboutz est le matériau premier de ses romans, dont Mon Michaël (1998), qui attira sur lui les feux admiratifs de la critique. Là, l’égalité de tous était préservée, et la justice, l’argent qui est la malédiction suprême disparaissait, et tout était à tous, même les enfants, qui n’appartenaient plus à leurs parents biologiques, mais voilà, finalement ce tout n’était rien, et nous retiendrons le terrible constat qui fleurit sur ses lèvres, sous sa plume : « … Le monde est vide… Le monde entier est vide… ». Pour l’avoir pensé et exprimé, pour avoir dénoncé les impostures et les injustices, pour avoir été le cofondateur du mouvement « la Paix Maintenant » (Shalom archav) et prôné la coexistence des deux peuples/nations en deux États jumeaux – même s’il allait dire plus tard que ces deux peuples devaient divorcer et se séparer, afin de pouvoir un jour, peut-être, Bezraat Hachem / Inch’Allah, se réconcilier et vivre ensemble −, il fut alors, de tout côté, traité de traître. Et c’est pour cela qu’il allait produire, en 2016, son dernier livre, Judas (le titre hébraïque est : « L’Évangile selon Judas Iscariote »), un magistral roman d’idée, mais aussi et surtout un magnifique huit-clos où trois personnages se partagent le discours sur Israël : fallait-il ou pas un État, comment concilier les croyances, et lutter contre les fanatismes et leurs exclusions, et leurs exactions ? Si l’on sait que chacun est, ou pourrait être, le traître de l’autre, qui parle de culpabilité ?  Amos Oz disait être fier qu’on l’appelât « traître » et son roman est une parfaite justification de toute son action. Ouvrage testamentaire qui, sans aucun doute, permet de comprendre qu’un Mahmoud Abbas ait salué sa dépouille et le combat d’« un défenseur des justes causes et un défenseur de la paix et d’une vie digne ». On retiendra l’amertume des propos du narrateur dans ce roman de fin de vie : « Toute la puissance du monde ne suffirait pas à transformer la haine en amour… On ne peut convertir un ennemi en amant, un fanatique en tolérant… Tout le pouvoir du monde serait impuissant à faire d’un fanatique un modéré… En attendant, user de la force peut nous éviter d’être exterminés… Elle ne réglera ni ne résoudra rien. Elle ne pourra que différer provisoirement la catastrophe ».

Mais la dimension politique d’Amos Oz, qui est et fut si grande, si importante, ne doit pas occulter la stature de l’écrivain qui, si le rêve de son père le menant jusqu’à Shmuel Yosef Agnon s’était réalisé, aurait pu, aurait dû, recevoir le prix Nobel de littérature. Ce contempteur des injustices, ce visionnaire des rêves avortés, estimait que le judaïsme, ou disons la race juive, si l’on veut y croire, « n’est pas une question de sang mais de texte ». En 2014 il l’affirmait dans un brillant essai, qui puisait aux racines du Sepher Yetsira, ce joyau de la Kabbale et avait pour titre emblématique : Juif par les mots, car, écrivait-il, « La continuité juive a toujours dépendu de mots prononcés et écrits, d’un dédale infini d’interprétations, de controverses, de divergences, et d’un rapport humain singulier ». Voilà pour lui ce qu’était l’histoire juive, lui qui avait été dans son enfance, un fervent lecteur des textes sacrés hébraïques. C’est pourquoi il concluait : « Nul besoin d’être archéologue, anthropologue ou généticien pour établir et justifier le continuum juif. Nul besoin d’être un Juif pratiquant. Nul besoin d’être juif. Ni d’ailleurs antisémite. Il convient seulement d’être un lecteur. » Mais nous qui le lisons aujourd’hui et ne cesserons de le lire, nous voyons bien quel Juif il fut, quel phare de la littérature. Et peut-être, lui qui en maniait si bien la langue, était-il, à sa manière, un prophète.

Albert Bensoussan

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