Un plat de lentilles à l’origine d’Israël

Un plat de lentilles à l’origine d’Israël

L'approche de Tish'a beav et son jeûne douloureux de 26 heures, à  l'égal de celui de Kippour, me fait inévitablement penser aux lentilles, que nous avions coutume, chez nous, de manger la veille en nous remémorant la destruction du Temple de Jérusalem – et bien d'autres calamités qui jalonnèrent le chemin des Juifs . Le plat de lentilles – nazid ‘adachim – , qui apparaît au chapitre Toledot de la Torah, occupe une place de choix, avec valeur d’apologue, et sollicite notre questionnement. Le Livre, en effet, contient les réponses, et nous n’avons qu’à l’interroger ; c’est en cela aussi qu’il est spécifiquement juif, si l’on admet que le judaïsme se caractérise par l’art – ou la manie − de poser des questions.

LentillesJe me revois, enfant à Alger, attablé devant ces grains de forme ronde, comme des disques ou des lunes éteintes, aidant maman à séparer les bonnes lentilles des mauvaises pierres, car le bien et le mal étaient toujours inscrits dans ce tri, comme nous l'enseigne l’apologue. Les lentilles, pour certains, sont plat de deuil, car ces légumineuses n’ont pas de bouche, écrit Rachi, tout comme l’endeuillé, accablé de douleur, n’a plus de lèvres pour parler. Rachi dit aussi que Jacob avait préparé des lentilles parce que son grand-père Abraham venait de mourir. Mais maman ne manquait jamais de dire, elle, et peut-être pour conjurer le sort, que les lentilles c'était richesse et compagnie.

Je m'interroge sur cette croyance. Certes, je vois bien que c'est la minuscule taille du féculent et sa rondeur parfaite, symbole d’infinitude, qui suggèrent l'abondance, comme ces étoiles dans la nuit par lesquelles l’Éternel signifia à Abraham le foisonnement et la prolixité de sa descendance. Sans toutefois l'avertir que de vilains cailloux se mêleraient aux bons grains et que son tombeau à Hébron deviendrait le champ clos de sanglantes rivalités. Les lentilles contiennent, en effet, ce message. Mort et vie, guerre et paix, richesse et dénuement. Annonce de joute fratricide, depuis qu'Ésaü, chasseur las, vendit à son frère Jacob, doux berger avisé, son droit d'aînesse, et alors au second l'héritage du froment et du miel, au premier les cailloux sous les dents. Cette histoire de premier-né et de second-né nourrit bien d’autres pages de la Bible. Ésaü et Jacob reproduisent le couple fratricide primordial, Caïn et Abel, le fort et le faible ; quant au droit à l’héritage, rappelons que Ephraïm et Manassé, sous l’effet des mains croisées de Jacob, connaîtront aussi l’inversion du rang, et Joseph aura beau dire à son père qui n’y voit plus – tout comme Isaac à l’heure de la bénédiction – que c’est Manassé l’aîné et Ephraïm le cadet, il n’empêche, le patriarche posera sa droite sur le cadet en énonçant le verdict : « son cadet sera plus grand que lui ». Nous avons là affaire à une constante, ou disons un invariant. Le cadet l’emportera toujours sur l’aîné : c’est une leçon biblique.
(Est-ce pour cela que j'ai toujours préféré être second plutôt que premier, m'asseyant toujours au deuxième rang – qui fut notre place attitrée à la synagogue de la place du Grand-rabbin Abraham Bloch, au coeur de la Casbah ?)

Jacob et EssavJacob tendant le plat de lentilles à son frère Essav

Mais revenons à notre brouet rouge. Curieusement le dictionnaire des symboles ignore le mot lentille, alors qu'il mentionne le laurier, le lierre ou le lis, plantes allégoriques s’il en fut. Seule la Genèse installe les lentilles au cœur de l'Histoire : face au chasseur nomade, primitif, avide de jouissance et affamé qu'est Ésaü, Jacob représente le sédentaire « un homme simple vivant sous la tente » – ish tam yoshev ohalim –, la tente signifiant alors la demeure, la maison, l’abri ; c’est un agriculteur, épargnant et prévoyant, planificateur des récoltes, comme le sera Joseph, son fils, en Égypte. Mais chatouillons l’étymologie : Jacob ou Yaacov, dont le nom renvoie au substantif « talon » (aqeb) et au verbe « talonner » (aqab) ou « supplanter », est bien le premier supplanteur de l'histoire. On sait qu'il est le jumeau de son frère, mais qu'il est sorti en second de la matrice miséricordieuse (ra'hamim  רחמים  en hébreu signifie à la fois le sein maternel et la miséricorde divine) de Rébecca, tout en tenant bien serré dans sa menotte le talon d'Ésaü. Ce qui laisse à penser qu’en son inconscience amniotique il voulait déjà prendre la place de son frère, lui passer devant. Sans doute avait-il perçu, d'une oreille fœtale, la voix tonnante de l’Éternel consolant Rébecca aux entrailles bouleversées par le dévoilement d’un terrible lendemain : « Deux nations sont dans ton ventre d'où deux peuplades essaimeront : l'une d'elles sera plus forte que l'autre et l'aîné servira le cadet ! » ― ou, dans le balancement vocal du grand traducteur que fut André Chouraqui, « le majeur servira le mineur ». Dans cette affaire, les lentilles (‘adachim) ne sont qu'un prétexte, puisque le bouillon (nazid) préparé par Jacob est rouge (adom), sans doute pimenté, et barbare comme son frère, que l’on identifiera ensuite à Edom, le pays rouge. Les lentilles, qui sont sûrement ces lentilles rouges qu’on trouve encore autour du delta du Nil (les lentilles vertes que nous connaissons sont une production typiquement française, car la lentille provient d’Asie et du Proche-Orient, et était originairement rouge), lui ressemblent assez par la couleur, qui est celle de la violence et du sang, pour le faire succomber, et donc Ésaü va s'identifier aux petits disques nourrissants au point d'abdiquer sa bekorah, son statut d'aîné. Car lui, Ésaü, le bekor, le premier-né, il s'en moque de son droit d'aînesse. Comme l’écrit justement André Chouraqui : « Il mange, boit, se lève et s’en va. ‘Essav a méprisé l’aînesse. »

L’hébreu séduit et ravit constamment par sa poésie de parole vraie, par ses racines mystérieuses et donc attachantes, par ces tours et détours, travers et voies détournées, par ce ludisme d'un langage au service de mythes et de légendes – ou disons, d’histoire sainte – qui ont depuis toujours accompagné la foi d'un souffle magique. Ainsi nous approchons-nous de cet ish tam, cet « homme simple » que fut le patriarche qui a donné naissance à notre peuple : Jacob et Israël. Alors interrogeant chaque mot, en consultant, par exemple, le dictionnaire d’Abraham Elmaleh, s'imposent  à nous l’énigmatique syntaxe et ce rapport temporel qui n’est plus celui de notre temps quotidien, routinier, figé dans sa misérable course. L’hébreu, à l’inverse de notre parler de chaque jour, est propice à l’envol, à l’interrogation, à ces doigts pieux toquant à la porte du Livre et réclamant réponse.

Nous avons donc là, face à Jacob, agriculteur doux, glabre et au poil clair, son frère Ésaü, chasseur accompli (sens du nom ‘Essav) né poilu et « entièrement roux » – admoni koulo –, habité par l’appétit des biens, le goût de la violence, la soif de jouissance, en un mot l’idolâtrie. Et l’histoire nous dit qu’il abdique sa primauté en consommant, sous l'effet d'une faim impérieuse,  l'humble brouet roux, et de la sorte, alors que la promesse de la terre reviendra à Jacob, Esaü sera voué au pays rouge, l'Idumée, et, en quelque sorte réprouvé, comme le fut avant lui son ancêtre Caïn. Le voilà s’unissant à une Hittite idolâtre, dont il cachera à son père l’identité scandaleuse en la nommant, symboliquement, Yéhoudit, « la Juive », et plus tard s’exilant de Canaan pour s'unir au désert avec deux filles d’Ismaël, rejeton d’Agar et d’Abraham.

Govert Flinck Isaac béni Jacob
Govert Flinck : Isaac bénissant Jacob en présence de Rébecca
(Rijksmuseum, Amsterdam, 1638)

Supplanteur de son frère par juste abdication de ce dernier, Jacob le supplantera une seconde fois par ruse –  l’intelligence de sa mère qui, jouant sur la cécité de son mari moribond et recouvrant les parties glabres de son fils d'une peau de chevreau, le travestit en chasseur poilu ressemblant à son frère –  et lui ravira cette fois la bénédiction d'Isaac qui, dans les affres ultimes, promet à celui qu'il prend pour son fils aîné  – sans en être totalement dupe : « La voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d'Ésaü » –  la rosée du ciel et la graisse de la terre, le froment et le moût. Oui, à Jacob la richesse et la domination, l'autre n'aura que le joug, quoique son père lui prédise aussi qu'il saura bien le secouer. Et alors là, en comparant les deux bénédictions contradictoires, on voit bien comment se partage, dès lors, la tribu : l'un sera maître, l'autre serf. « Sois un seigneur pour tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ! » dit et prédit Isaac à Jacob – et ce sera aussi le destin de Joseph en  Égypte. « Tu serviras ton frère, dit-il et prédit à Esaü, puis, lorsque tu le voudras, tu secoueras son joug de ton cou ! » Le mot hébraïque « ol » signifie bien joug, et aussi devoir, obligation, oppression et fardeau : bref, tout un destin de servitude !

Cependant, il serait excessif et faux de ne voir dans le destin des frères affrontés qu’une affaire de domination politique, de partage de la terre, d’organisation sociale. Ici les symboles sont forts et doivent nous faire réfléchir. Qu’est Esaü sinon la force brute de la matière ? Il est celui qui ne pense qu’au plaisir immédiat de l’existence, incapable de dompter ses instincts, de dominer ses pulsions et ici dans Toledot, concrètement, sa faim. C’est un mâle velu, un macho, il est le préféré du père qui voit en lui l’homme fort de la famille, un bras armé, avec un carquois (tely – mais Rachi dit que cela désigne l’épée qu’on porte suspendue, du verbe tala'h, pendre) et des flèches pour tuer. En revanche, Jacob est l’homme doux, le gentil, et aussi le malin, l’astucieux, c’est-à-dire celui qui sait user de son intelligence pour dominer la situation et asservir la matérialité. Il est celui qui est près de la mère, de l’intuition, de la sensibilité, de l’intelligence fine. Jacob représente l’esprit et Esaü la matière. Quoi d’étonnant alors qu’Esaü soit sorti le premier et Jacob le second ? La matière précède l’esprit, mais l’esprit – on le souhaite – doit s’imposer sur la matière. C’est le matériel qui pousse au tohu-bohu et à la violence, et le spirituel qui nous dirige vers l’harmonie et la paix. C’est pourquoi Jacob, au terme d’un combat avec la divinité – le fameux « combat avec l'ange » défini dans le texte hébraïque comme « ish », un homme –, sera choisi pour être le fondateur du peuple hébreu : il est Israël (« qui a lutté avec El - Dieu »). Et Esaü, qui sortira de Canaan pour fonder l’Idumée, sera identifié, plus tard à la Rome idolâtre, à la puissance impériale, à la tyrannie dominatrice et destructrice.

On peut voir tout cela en triant ces lentilles, n’est-ce pas ? En se concentrant sur ces modestes légumineuses si riches en protéines, si fortes d’enseignement. Et assis près de maman, penchés tous deux autour du plat pour séparer le bien du mal, comment cette image de mon enfance n’aurait-elle pas aujourd’hui valeur de symbole ? Nous retiendrons pour finir dans cette paracha Toledot, si pleine de sens, un dernier mot d’hébreu, un verbe éloquent qui rend compte du combat fratricide : dans le ventre de Rivka (Rébecca), dans cette même matrice, se débattent les jumeaux, ces deux frères qui vont bientôt s’affronter, avec des hauts et des bas (l’aîné des jumeaux jurant de tuer son cadet) : Yaacov et ‘Essav. Ils sont là à se secouer dans le ventre maternel, Rachi dit que l’un donne du pied au passage d’une maison d’idoles, et que l’autre s’agite quand sa mère passe devant une maison d’étude ; le grand exégète a su déchiffrer le symbole de cet apologue des deux jumeaux hétérozygotes – donc nés de deux œufs différents –, il a su voir les deux pôles de l’être, les deux visages de la vie, le matériel et le spirituel. Et voilà que la Torah écrit cette phrase extraordinaire : vayitrotsatsou ויתרצצו habanim beqirbah, avec le fameux futur précédé du vav renversif qui lui donne le sens du passé, et qu’on peut traduire par « Les enfants se bousculaient en son sein » ou, suivant Chouraqui, « Les fils gigotent en son sein ». Mais quel beau verbe – רציצה  –, tellement expressif, avec ses deux tsadé  qui dessinent le corps torsadé des jumeaux reposant dans la matrice maternelle, sans oublier que le tsadé, dix-huitième lettre de l’alphabet, représente, selon la Kabbale, la lutte entre le solide et le liquide, et, peut-être aussi, entre le haut et le bas ; ici nous entendons la sonorité de ce combat fondé sur le redoublement du tsadé, puisqu’il y a deux fœtus, culminant sur le son « ou » évocateur du gouffre, celui-là même qui, à l’initiale de la Genèse (tohou va bohou), évoque à merveille le tumulte matriciel qui précède la Création ou la Naissance du monde, cet incessant combat entre les éléments contraires, la terre et le ciel, l’eau et le feu, la matière et l’esprit. Oui, l’hébreu biblique, pour peu qu’on y prête l’oreille et qu’on sache l’entendre, a réponse à tout, mais il est aussi poésie pure pour notre émerveillement. De là qu’il soulève son lecteur, le transporte, le libère…

Albert Bensoussan

 

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