Par Déborah Ben Soussan
Alain Hirschler avait cinq ans lorsqu’il fut séparé de ses parents déportés en 1943, pour devenir, avec ses deux sœurs, un enfant caché.
Les « carnets » qu’il publie aujourd’hui redessinent son parcours douloureux et son désir de tous les instants de « retrouver » ses parents, à travers photos, lettres, conférences et témoignages. Ce petit livre est un mausolée, une pierre tombale de père et mère assassinés, où son écriture récite le kaddish.
Alain Hirschler évoque tout d’abord son ascendance alsacienne et son enfance, où il sillonnera la France de Mulhouse à Marseille. Son grand-père Raoul Samuel Hirschler est ministre-officiant, tout comme le sera son père. Sa famille est bien intégrée et s’implique très tôt dans la lutte contre l’antisémitisme – en particulier durant l’affaire Dreyfus. En 1903, son grand-père ira jusqu’à mettre en parallèle la fête des lumières de Hanoucca et la révision du procès du capitaine Dreyfus à Rennes (dans l’actuel lycée Zola). Il fit paraître une histoire des Juifs du Languedoc, où l’on découvre la parenté de la famille avec Rachel Crémieux, pianiste renommée de l’époque et, plus lointainement, Adolphe Crémieux, auteur du fameux décret accordant la nationalité française aux Juifs d’Algérie. C’est donc dans un environnement intellectuel, artistique et religieux épanouissant que le père d’Alain Hirschler, René, voit le jour. Il est formé au Séminaire Israélite de Paris. Nommé rabbin à Mulhouse, il deviendra grand-rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin en 1939. Lucide et éclairé, il met en garde la communauté juive française contre les dissensions entre Juifs qu’ils soient consistoriaux, libéraux ou assimilés, et insiste sur l’importance d’une plus grande solidarité entre tous, tant il est conscient des risques dont les menace l’Allemagne nazie. Il incite à une plus grande solidarité vis-à-vis des Juifs venus de l’étranger et contraints à l’exil. À la déclaration de guerre, en 1939, il est nommé aumônier israélite à la Légion étrangère. Alain Hirschler, qui a si peu connu ses parents, s’aide, pour mieux se souvenir, des vieilles photos en noir et blanc dont il est le dépositaire. La tendresse du fils orphelin apparaît dans la description du père : « Une photo le montre en uniforme. Il se tient droit et regarde avec assurance l’objectif. Un léger sourire parcourt ses lèvres. Sous des sourcils foncés, épais, on retrouve le regard intense qui le caractérise…La photo traduit sa fierté de défendre la France ainsi que la conscience affirmée de son judaïsme. »
René et son épouse Simone visitent les camps du sud de la France, pour apporter leur aide aux nécessiteux. Ils s’emploient à faire sortir certains prisonniers de l’enfermement, leur permettant ainsi d’échapper à la déportation. Ils organisent le passage clandestin d’enfants, fabriquent de fausses cartes d’identité, alertent les organisations américaines et suisses. Quelques Justes leur viennent en aide.
Puis vient le jour où Simone doit demander de l’aide pour sa propre famille. Elle écrit à Alice Ferrière, résistante de confession protestante : « Vous voudrez bien excuser cette lettre mal écrite, car elle l’est dans le train qui nous ramène à Marseille…Je me permets, chère Mademoiselle, de m’adresser à vous aujourd’hui pour une question d’ordre strictement familial… Étant donné les événements et la situation particulièrement exposée de mon mari, nous désirerions mettre, autant que possible, nos enfants à l’abri… » Quelques jours plus tard, ayant réussi à cacher leurs enfants, René et Simone Hirschler seront arrêtés par la Gestapo.
D’abord transférés à Drancy, ils s’efforcent de soutenir le moral de leurs codétenus. Puis vient la déportation, pour travailler dans une destination inconnue. Simone trouve le temps d’écrire à ses enfants avant de partir en voyage. « Vous savez que nous vous aimons plus que tout au monde et que nous ferons tout notre possible pour être parmi les premiers qui reviendront. » René ajoute : « Tous les soirs, pensez à nous quand sonneront les 8 heures. Nous aussi, à ce moment, nous imaginerons vos trois petites têtes chéries réunies. » Sans doute ces derniers mots d’amour et d’espoir permirent-ils aux trois enfants cachés de continuer à vivre après la Shoah…
Envoyée à Birkenau, sélectionnée pour la chambre à gaz, Simone trouvera le temps de griffonner un dernier mot à son époux : « Reste fort comme je demeure forte ; nous nous reverrons dans l’au-delà. »
René Hirschler fera partie des marches de la mort des survivants d’Auschwitz. Il sera abattu par un kapo à quelques jours de la libération des camps…La médaille de la Résistance lui sera décernée, à titre posthume, peu après la Libération. Et la Croix de Guerre à Simone. Les enfants, abrités dans une pension à La Bourboule, seront sauvés. Les directeurs de la « villa gracieuse », Georges et Marie-Louise Mazeau, seront par la suite déclarés Justes parmi les nations.
L’intérêt du livre vient aussi de la courte biographie de l’un des trois enfants survivants : Alain Hirschler. Lui et ses sœurs furent élevés après la guerre par leur oncle Francis Lévy et leur grand-mère Berthe Lévy. Alain Hirschler reprendra le cours d’une vie normale, ne gardant de son enfance que quelques souvenirs épars peuplés de cauchemars de disparitions. Il se passionnera dans son adolescence pour les auteurs classiques (Camus et le Mythe de Sisyphe, l’Étranger, le théâtre de Sartre…) Il prendra très vite la route du monde du travail et s’inscrira au Conservatoire pour des cours de clarinette. Il se consacre désormais à faire revivre la mémoire de ses parents dans des associations ou des établissements scolaires et par des écrits, dont ce livre…En 1962 le nom de René Hirschler est donné à une rue de Strasbourg. En 2016, une plaque est apposée sur la façade de la synagogue de Mulhouse, en présence du grand-rabbin de France, Haïm Korsia, à la mémoire de Simone et René Hirschler. En 2022, c’est à Mulhouse qu’une nouvelle plaque commémorative est inaugurée.
Alain Hirschler continue désormais à faire vibrer la mémoire juive en jouant régulièrement de la musique klezmer et de jazz:
Pour rendre hommage à sa défunte mère, Alain Hirschler reproduit aussi dans son ouvrage une conférence qu’elle prononça en 1936 sur un thème toujours actuel : le judaïsme est-il ou n’est-il pas anti-féministe ?
Elle rappelle avec ironie qu’en 1936, en France, les femmes étaient légalement considérées comme mineures n’ayant ni le droit de vote, ni le droit à disposer d’un compte en banque : « Madame Curie, politiquement et civilement, valait moins qu’un ivrogne mâle, et était assimilée, comme nous toutes, mesdames, aux mineurs et aux interdits ! » SimoneHirschler rappelle a contrario que, dans l’antiquité juive, les femmes « prenaient part à des négociations politiques et jouaient parfois même un rôle de premier plan dans les guerres d’Israël : qu’on se souvienne de Déborah, de Jaël ou de Judith ! »
Elle cite différents exemples de lois assouplies par les rabbins, pour permettre aux femmes de ne pas être assujetties à la société patriarcale et les doctes controverses d’aucunes avec des talmudistes renommés.
Sa conclusion reste d’actualité : « Il s’agit pour nous, femmes juives, de prendre notre place dans l’activité sociale du judaïsme. . ..
Bénissons D.ieu de nous avoir faites selon sa volonté…Pour la vie et l’avenir d’Israël, nous avons aussi des devoirs… »
Et dire que l’État d’Israël n’avait pas encore été officiellement reconnu et que tant de femmes se battent à présent, comme elles le firent durant la Shoah, pour la survie du peuple juif !
Un livre passionnant, donc, pleinement d’actualité, où Alain Hirschler glorifie, pour reprendre une formule d’Edmond Fleg : « Un peuple qui serait composé tout entier d’hommes pareils à mon père. Quel peuple ! »
Alain Hirschler
Avant, pendant la famille Hirschler après la Shoah, Éditions Caractères, coll. « Carnets », 2024, 114 p/, 12 €